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Travail du dimanche : c’est reparti comme en 1892


Travail du dimanche : c’est reparti comme en 1892

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Depuis quelques jours, la question de l’ouverture des magasins le dimanche ou la nuit est revenue sur le tapis. La semaine dernière, le magasin Sephora des Champs-Élysées était condamné à fermer le soir à 21 heures. Au même moment, le tribunal de commerce de Bobigny ordonnait aux enseignes de bricolage Castorama et Leroy Merlin de cesser d’ouvrir leurs magasins le dimanche. Les syndicats, qui ont mulitiplié ces dernières années les actions judiciaires dans ce domaine, crient victoire alors que les salariés, qui précisent qu’ils sont volontaires pour travailler le dimanche ou le soir, craignent désormais pour leurs emplois. Le débat est lancé et chaque camp nous ressert ses arguments. Il ne faut pas attendre une solution du gouvernement: l’exécutif, incapable de trancher,  complètement inaudible à force de cacophonie, n’a rien trouvé de mieux que confier à l’ancien président de La Poste, le controversé Jean-Paul Bailly, une mission consistant à « éclairer les enjeux de l’ouverture de certains commerces le dimanche » et « faire des propositions au gouvernement ». Autant dire qu’on tourne en rond: Jean-Paul Bailly a déjà rédigé un rapport sur le même sujet, en décembre 2007, alors que Nicolas Sarkozy proposait « que les salariés qui veulent travailler le dimanche puissent le faire sur la base de l’accord, du volontariat, qu’ils soient payés le double et que l’on puisse élargir les possibilités de travailler pour créer la croissance« . À l’époque, Jean-Paul Bailly avait conclu non sans une certaine ambiguïté que l’attente des consommateurs avait « changé en profondeur » mais que  « le dimanche [devait] rester un jour différent des autres« . Il ajoutait notamment que le dimanche était un « marqueur historique, culturel et identitaire« .
Séphora, les enseignes de bricolages : les Champs-Élysées ne sont certes pas comparables avec ces immondes verrues commerciales qui poussent à la périphérie des villes. Pourtant, à chaque fois, les syndicats semblent motivés par leur combat contre le libéralisme. Mais au nom de quoi livrent-ils ce combat ? Au nom du progrès ? De la morale ? Ou de la tradition ?  Car, dans ce procès du singe à la française, on ne sait pas très bien qui sont les évolutionnistes et les créationnistes. Quand les syndicats, sans se soucier de ce que veulent réellement les salariés, défendent le repos du seul dimanche, et oublient un peu rapidement les gens qui travaillent le samedi, on se demande s’ils ne puisent pas leur inspiration directement dans la Bible, dans la Genèse et, surtout, dans cette source morale fondamentale que sont les Dix commandements (Exode 20:8-11):
Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes portes. Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié.
Les syndicats nous répondront qu’ils luttent contre l’esclavagisme, blablabla. Ils expliqueront que le repos dominical est un droit et, d’ailleurs, qu’il correspond à une tradition culturelle. Or justement, ce n’est pas la première fois qu’ils défendent une certaine idée de la France, de ses traditions mais aussi de sa moralité. Le travail du soir ou du dimanche ne se fait-il pas au détriment du temps familial? Franchement, quel genre de femme a besoin d’acheter du parfum à onze heures du soir? Quant au mécréant qui a besoin d’acheter une perceuse électrique un dimanche matin: il ne pourrait pas s’occuper plutôt de l’éducation de ses mouflets? Ces considérations nous renvoient au dix-neuvième siècle, lorsque les syndicats combattaient le travail nocturne des femmes.

Au XIXème siècle, en effet, les femmes sont de plus en plus nombreuses à travailler dans l’industrie et on se demande alors s’il faut leur accorder l’égalité avec les hommes ou bien davantage de protection. Finalement, les femmes sont considérées comme des victimes et on se fera protecteur. Lors de son premier congrès en 1866, la 1ère Internationale pose la question du travail des femmes. Le délégué allemand de la section de Magdebourg soutient que la femme honnête doit trouver un mari qui travaille et qui lui permet ainsi de rester à la maison: selon lui, c’est l’unique remède contre la prostitution. Les proudhoniens Félix-Eugène Chemalé et Henri Tolain, de la section française, proposent quant à eux que « le travail des femmes doit être énergiquement condamné comme principe de dégénérescence pour la race et un des agents de démoralisation de la classe capitaliste ». La femme, disent-ils, a reçu de la nature des fonctions déterminées; sa place est dans la famille! Ils considèrent que seule une mère peut élever son enfant pendant son premier âge et ils citent des statistiques qui mettent en avant la mortalité des enfants abandonnés aux nourrices ou aux crèches. Leur arguments sont également d’ordre moral: «À elle seule, la mère est capable de donner à l’enfant une éducation morale, de former un honnête homme. D’autre part, la femme est le lien, l’attrait qui retient l’homme à la maison, lui donne l’habitude de l’ordre et de la moralité, adoucit ses moeurs. Telles sont les fonctions, tel est le travail qui incombre à la femme: lui en imposer un autre est une chose mauvaise »[1. Jacques Freymond (dir.), La Première Internationale. Recueil de documents, Librairie Droz, Genève, 1962. 2 volumes, 454 et 499 p.]. La proposition de Chemalé et Tolain contre le travail des femmes est adoptée à la majorité. Quant à Henri Tolain, il est connu pour avoir été, à partir de 1876, le rapporteur de la loi sur les syndicats professionnels.

Plus tard, une loi est votée le 2 novembre 1892 : elle interdit aux femmes, ainsi qu’aux enfants, de travailler entre 21 heures et 5 heures du matin. Conservateurs et révolutionnaires se sont parfaitement entendus pour reprendre les arguments de la 1ère internationale: pour eux, la femme ne peut être séparée de l’enfant qu’elle a porté et qu’elle doit élever. Une femme qui travaille la nuit n’a pas de moralité. De plus, dans une France préoccupée par le déclin de la natalité, le travail des femmes en usine est accusé de les détourner de la maternité. Enfin, la Grande Dépression a entraîné du chômage et le travail des femmes semble alors faire concurrence à celui des hommes. Autant de raisons pour renvoyer les femmes dans leurs foyers. Aux yeux de nos contemporains, la loi de 1892 est évidemment sexiste: en 2000, pour appliquer les directives de Bruxelles qui exigeait « l’égalité homme-femme« , Martine Aubry, alors ministre du Travail, proposa d’autoriser le travail de nuit des femmes dans l’industrie et une loi fut votée en ce sens en 2001. Mais, un peu comme les partisans de la loi de 1892, qui avaient fait appel à des médecins pour expliquer que  “la privation de sommeil est une des plus pénibles que l’on puisse endurer”, les syndicats n’ont pas renoncé et soulignent, étude de l’INSERM à l’appui, que le risque de cancer du sein augmente significativement de 30% chez les femmes travaillant la nuit.
Les débats parlementaires lors du vote de la loi de 1892 sont révélateurs des enjeux qui se cachent aujourd’hui derrière ces histoires de travail nocturne ou dominical. François Deloncle, député républicain opportuniste, s’était alors opposé à l’ajout de quelques articles sur les femmes en couches: “Je ne veux pas que l’on protège la femme après ses couches parce que je suis partisan de la liberté”[2. Jacqueline Laufer et al. « Le travail de nuit des femmes », Travail, genre et sociétés 1/2001 (N° 5), p. 135-160.]. C’est en effet au nom de la liberté que l’on s’oppose à la loi de 1892! Or l’enjeu est là, et l’on comprend soudain que notre gouvernement, tant épris de modernité, soit embarrassé par la question: la modernité est aujourd’hui incarnée par ces libéraux qui réclament l’ouverture des magasins le soir et le dimanche au nom justement de la liberté! Peu importe la tradition. À l’inverse, les syndicats, résolument antilibéraux, se retrouvent obligés de défendre des valeurs… hum… réactionnaires.

Pour le gouvernement, il est difficile de trancher sans être pris dans une contradiction. Certes, ce libéralisme qui réclame l’ouverture des magasins le soir et le dimanche est un libéralisme dogmatique qui croit que la liberté permet de faire n’importe quoi. Il est prêt à tout transformer en marchandise. C’est un libéralisme déraciné, qui proclame avec Adam Smith qu’un « marchand n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier« . En Europe, il a remplacé les nations par un marché unique. C’est un libéralisme qui n’a aucune culture ni, donc, aucune morale. Il a d’ailleurs dépassé le champ de l’économie pour investir celui du sociétal: n’a-t-on pas vu comment les libéraux soutenaient le mariage pour tous, au risque de saper les fondements de notre civilisation? C’est justement là que la gauche est coincée: elle a trouvé plus moderne qu’elle! Il ne reste donc aux syndicats, et à une certaine gauche, que la seule solution de défendre contre le libéralisme le modèle du dimanche traditionnel, qui est à la fois religieux et familial. Cela les rapproche à la fois des démocrates-chrétiens et des réactionnaires. Aussi, ami syndicaliste, écoute-moi. Abandonne ton marxisme putréfié. Au fond de toi, tu sais bien que ça ne mène nulle part. Tu défends une certaine idée du travail. Une certaine idée de la famille. Tu veux protéger ton pays du libéralisme mondialisé. Rejoins la réaction. Assume enfin le fait d’être réactionnaire. Tu te sentiras mieux. Dimanche prochain, rendez-vous à la messe !

*Photo : WITT/SIPA.00666247_000003.



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