Accueil Monde Ça va bien deux minutes, l’autocritique civilisationnelle de l’Occident!

Ça va bien deux minutes, l’autocritique civilisationnelle de l’Occident!


Ça va bien deux minutes, l’autocritique civilisationnelle de l’Occident!
Réfugiés ukrainiens photographiés dans la région de Zaporijia, 21 avril 2022 © Leo Correa/AP/SIPA

Oui, sans verser dans la russophobie, il faut se résigner à la supériorité morale de l’Occident.


Les Russes sont-ils responsables de Poutine ? Oui. Les Allemands furent-ils responsables d’Hitler ? Oui. Les Afghans sont-ils responsables des talibans ? Oui. Est-il juste de chasser un tennisman russe de Wimbledon quand son pays écrase de bombes l’Ukraine ? Oui. Etait-il juste de forcer les Allemands à se repentir de leur passé nazi ? Oui. Serait-il juste de refuser l’accueil aux jeunes hommes afghans qui se réfugient en Europe au lieu de combattre leurs oppresseurs ? Oui. En toutes ces circonstances, il est trop facile d’accabler les dirigeants criminels en exonérant les peuples qui les laissent agir.

Il existe une vénérable tradition occidentale qui remonte à l’Antiquité grecque : le devoir de tuer le tyran. Un devoir qui s’impose à tous les citoyens tyrannisés mais que seuls les plus courageux ou les mieux organisés peuvent mettre en œuvre. Harmodios et Aristogiton, meurtriers à Athènes du tyran Hipparque, furent célébrés par des statues et des odes. Brutus, meurtrier du dernier roi de Rome, resta pendant toute l’histoire romaine comme le parfait exemple héroïque du tyrannicide. L’autre Brutus, meurtrier de César, l’aurait été aussi si sa victime n’avait pas fondé un autre régime politique. Son dirigeant ne reçut surtout pas le titre maudit de roi, mais celui plus modeste d’imperator, général en chef. La littérature française a produit un chef-d’œuvre absolu, Lorenzaccio, écrit par Musset pour décrire les tourments et célébrer la gloire du meurtrier du tyran de Florence, Alexandre de Médicis.

Les russophiles accablés

Deux remarques. Le devoir de tuer le tyran ne s’applique qu’aux nationaux. Des gouvernements occidentaux animés de bonnes intentions, celles qui pavent l’enfer, se sont cru autorisés à liquider un tyran en Irak, un autre en Libye, interventions qui se sont révélées grosses de conséquences bien fâcheuses. La valeur de tyrannicide, typiquement occidentale, n’existe pas ailleurs. Aucun traité chinois ne recommande de mettre à mort l’Empereur quand il outrepasse ses fonctions. Aucun manuel arabe de mise à mort du calife, et je serais prêt à parier qu’on n’étudie la traduction de Lorenzaccio ni à Pékin ni à Damas. Quant aux Russes, on pourrait croire à première vue qu’ils ont adopté le tyrannicide, puisque le meurtre des oppresseurs fut une des pratiques favorites de l’anarchisme. Mais ce peuple, doué pour les idées brillantes, est particulièrement pagailleux et maladroit dans le passage à l’acte. Les anarchistes russes assassinèrent ce brave homme d’Alexandre II, tsar réformateur et libérateur du servage, et échouèrent à punir Alexandre III, le “tsar pendeur”.

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J’essentialise les Russes ? Alain Finkielkraut le fait aussi en déclarant dans sa dernière interview donnée au Figaro le 27 mars : “Ce qui est le plus frappant dans cette guerre, ce n’est pas la folie d’un homme seul (…), c’est la persistance de la fatalité russe. Tsarisme, communisme, poutinisme, la continuité impériale l’emporte sur toutes les ruptures.” [1] Qui dira la tristesse dans laquelle cette guerre a jeté les russisants et russophiles dont je m’honorais de faire partie ? Qu’on le veuille ou non, Poutine met un soupçon sur la culture russe, et surtout sur la littérature. En disant que la Russie est “le Christ des nations”, Dostoïevski ne donne-t-il pas à son pays une mission rédemptrice pour toute l’humanité, mission dont bien entendu nous n’avons que faire ? Le doux Tchekhov lui-même, mon idole, est-il à l’abri du soupçon ? Dans son théâtre comme dans ses nouvelles, il raille impitoyablement la bourgeoisie réformatrice, les bonnes dames qui fondent des écoles et des dispensaires et se gargarisent d’idées nouvelles. Dans La Maison à Mezzanine, la jeune réformatrice d’avant-garde, qui participe au zemtsvo local et se soucie de la santé et de l’éducation de ses anciens serfs, est copieusement ridiculisée. Condamner le réformisme, c’est un peu prêcher la révolution. Alors, le doux tuberculeux de Crimée précurseur des bolcheviques ? Ce n’est pas absurde.

L’autocritique civilisationnelle, notre spécialité

L’anti-occidentalisme occidental est lui aussi une vénérable valeur qui remonte à l’Antiquité. L’historien romain Tacite, dans la Vie d’Agricola, imagine le féroce discours anti-romain prononcé par un chef picte, ancêtre des Ecossais : c’est le plus parfait et le plus mordant des réquisitoires contre l’Empire Romain. Cette noble tradition se manifeste chez Montaigne, mais elle tourne un peu déjà à l’idéologie. Quand l’auteur des Essais dit qu’il n’est pas “d’hostilité excellente comme la chrétienne” (c’est-à-dire que les guerres européennes sont les plus féroces), on voit bien qu’il ne connaissait pas les guerres fleuries des Aztèques destinées à récupérer des cœurs saignants et palpitants pour les offrir aux dieux. Il admire les Iroquois qui à Rouen, s’étonnent que le roi soit ce jeune freluquet de François II plutôt qu’un des gaillards de son escorte. Preuve que Montaigne ne comprenait rien au principe dynastique français, qui nous a épargné bien des guerres de succession.

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L’anti-occidentalisme occidental s’est de nos jours rigidifié en idéologie, c’est-à-dire qu’il néglige les faits et s’en tient à son imperturbable doxa : tous les malheurs du monde viennent de l’Occident, et surtout de sa pointe la plus venimeuse : les Etats-Unis, antre du despotisme le moins éclairé, fabrique de crétins congénitaux et surtout place forte du capitalisme libéral, ce monstre prêt à vendre père et mère pour une poignée de dollars. Remarquons au passage qu’il n’existe point d’anti-chinoisisme chinois ni d’anti-arabisme arabe. Comme la démocratie libérale, comme les hamburgers Mac Do, l’autocritique civilisationnelle est une spécialité des Terres du Couchant, en-deçà et au-delà de l’Atlantique. Comme le politiquement correct, il donne une carrure morale impeccable à qui le pratique : je critique mes frères, mes semblables parce que je suis plus noble qu’eux et mieux renseigné qu’eux. La presse et la télévision mainstream, c’est pour les ballots, moi je vais te sortir de derrière les fagots la petite information qui ridiculisera Le Devoir, Le Figaro, Le Times, La Stampa et tous les clabaudeurs au service des méchants riches qui dirigent secrètement la planète. Au temps où « Hold Up » avait beaucoup de succès, un homme qui se moquait de mes sources d’information m’amena deux pages photocopiées, le rapport d’un adjudant de gendarmerie de la France profonde qui avait découvert que le Covid n’existait pas. Direction la corbeille à papier sans lecture.

Dans le sublime « Gladiator » de Ridley Scott, un officier romain s’écrie : “Oui, Rome a bien des défauts ; c’est pourtant la meilleure ville de la terre !” Voilà l’épouvantable chemin de croix que nous devrons désormais suivre : après l’échec des printemps arabes, après la glaçante invasion mercantile des Routes de la Soie chinoises, après cette lamentable guerre lancée par les Russes contre leurs frères, il nous faudra accepter cette terrible conclusion : la civilisation occidentale est la meilleure et la plus humaine de toutes celles qui ont paru sur la terre jusqu’à présent, le résultat d’une alchimie entre Jérusalem, Athènes, Rome, la presqu’île européenne et le continent nord-américain. Une alchimie qui aurait pu aussi bien ne pas se faire, aussi rare et complexe que l’apparition absolument improbable de la vie sur le caillou nommé Terre.


[1] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/alain-finkielkraut-cette-guerre-nous-rappelle-que-les-nations-doivent-etre-defendues-20220327



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