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Espagne : les révolutionnaires ont avalé leur rage


Espagne : les révolutionnaires ont avalé leur rage

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Cet hiver, je n’ai pas fait le rapprochement quand Izquierda Unida a couvert les murs de mon village d’affiches invitant la jeunesse à se révolter. C’est ensuite, lors d’une discussion sur les origines du nazisme avec des élèves,que cela m’est venu à l’esprit. L’idée que les Allemands, vraiment très méchants, étaient devenus nazis parce qu’ils rêvaient dès les années trente de pulvériser tous les Juifs au Zyklon B n’étant pas très convaincante, j’expliquais aux élèves que la Première guerre mondiale avait été la véritable «matrice» des totalitarismes. Au-delà du ressentiment que la défaite de 1918 a fait naître dans l’opinion allemande, l’historien américain George Mosse estime que la «brutalisation» qui a caractérisé la guerre s’est ensuite projetée dans la vie politique. Mais les élèves sont attachés aux explications mécanistes :  ils préfèrent penser que c’est le contexte économique qui a favorisé l’essor du nazisme. Ainsi, lorsque le parti nazi obtient 33% aux élections de novembre 1933, l’Allemagne compte 6 millions de chômeurs, ce qui représente un quart de la population active. Le raccourci est commode:  c’est le chômage qui a porté Hitler au pouvoir. Là, j’interroge mes élèves, pour la plupart espagnols : l’Espagne d’aujourd’hui est-elle mûre pour basculer dans le totalitarisme? Après tout, ne compte-t-elle pas, elle aussi, près de 6 millions de chômeurs ? Silence dans la classe. Des rires fusent. L’Espagne qui bascule dans le totalitarisme ? Bien sûr que non. On est moderne : l’ère du totalitarisme est révolue.
Voilà qui mérite pourtant réflexion. L’Espagne n’en finit pas de s’enfoncer dans la crise:  son économie ne semble pas vouloir sortir de la récession et le chômage touche désormais 27% de la population active, voire 36% dans certaines régions, comme l’Andalousie et l’Extrémadoure. L’OCDE ne prévoit pas d’amélioration en 2013 et les destructions d’emplois devraient se poursuivre. À ce rythme, on estime que 12 millions de personnes sont menacées de pauvreté. Face à une situation aussi préoccupante, ceux qui pensent que tout est la faute du capitalisme se trouvent confortés dans leur opinion; à les entendre, il faudrait une bonne révolution.
Avec la crise, on veut en effet se persuader à gauche que la révolution est pour bientôt. Ainsi, dans une émission entendue cet automne sur France Inter, l’inénarrable Daniel Mermet ne dissimulait pas sa joie en nous parlant de Juan Manuel Sanchez Gordillo, sorte de Fidel Castro andalou censé nous servir de modèle. Juan Manuel Sanchez Gordillo se dit communiste «comme le Christ, Gandhi et Marx». Outre le fait qu’il s’est illustré l’été dernier en organisant le pillage d’un supermarché, le village dont il est le maire, Marinaleda, ne connaît ni chômage ni problèmes de logement. En réalité, les trois quarts du budget de la ville reposent sur des subventions publiques et la plupart des ouvriers agricoles sont employés par la mairie dans le cadre du Plan d’Emploi Rural financé par l’État. Tous les travailleurs ont le même salaire et vivent dans des logements standardisés et autoconstruits. À coup d’argent public et d’assistanat, on ne laisse dépasser aucune tête et c’est le bonheur obligatoire à Marinaleda. Pensez donc, on y proclame même que «la joie est un droit du peuple» !
Juan Manuel Sanchez Gordillo est membre d’Izquierda Unida: ce parti regroupe des communistes orphelins du modèle soviétique qui se sont reconvertis dans l’altermondialisme et l’écologie. Leur écologisme est d’ailleurs paradoxal puisque, comme celui des Verts français, il est solidement ancré dans une idéologie du progrès qui donne à l’homme le droit de remodeler la nature. Or, dans les rues de mon petit village du Pays basque, les affiches rouges et blanches d’Izquierda Unida proclament qu’il faut « défendre la joie, organiser la colère« . Curieux slogan : les révolutionnaires n’auraient-ils plus que leur joie à revendiquer ? En mettant en scène des jeunes, l’affiche joue sur le mouvement des indignés. On se souvient de ce mouvement, en mai 2011, que Le Nouvel Obs n’avait pas hésité à nous présenter, sans rire, comme un prolongement des révolutions arabes. Très vite, il était apparu que les indignés espagnols étaient des poseurs nourris aux mamelles de la télé-réalité : le regard des médias réfractait leur posture de révolutionnaires. Pendant les années de croissance, une croissance qu’ils croyaient sans doute éternelle, ces indignés étaient trop occupés à faire la fête, souvent à crédit, et ils ont été trop désengagés de la vie politique pour devenir des révolutionnaires crédibles. Certes, la lecture du fascicule de Stéphane Hessel leur a permis, à peu de frais, de se draper dans la posture de l’indigné – contre les banques, contre le capitalisme, contre Israël, contre le racisme, contre la droite, bref, un bon résumé du populisme de gauche. Mais ce qu’ils veulent in fine, c’est défendre la joie.
Cette joie que l’on revendique est-elle une réponse à la brutalité de la crise ? Voilà qui nous renvoie d’une certaine façon à l’entre-deux-guerres. Après les horreurs de la première guerre mondiale, dans les démocraties, il existe une véritable envie de profiter des plaisirs de la vie, comme en témoigne les années folles aux États-Unis ou les congés payés dans les années trente en France. Chaque fois, ce besoin de joie est encouragé par une société de consommation en train d’émerger. Mais la joie est aussi un élément du discours totalitaire. Ainsi, dans l’Allemagne nazie, on aspire également à la joie : on se souvient du docteur Robert Ley, chef du Deutsche Arbeitsfront (DAF –Front allemand du travail) et du discours qu’il prononça le 27 novembre 1927: « un peuple conquiert la joie« . C’était le 4ème anniversaire de la « Kraft durch Freude » (KdF -La Force par la joie): cette organisation de masse, qui subventionnait les loisirs des Allemands et les plaçait sous le contrôle de l’État, encouragea la construction de paquebots pour favoriser l’essor du tourisme, mais aussi la production de la KdF-Wagen, ancêtre de la Volkswagen Coccinelle. Elle participait ainsi à l’encadrement des individus jusque dans les loisirs. Comme à Marinaleda, où la joie est un droit subventionné par l’État.
Cette joie sécularisée et globalisée, coupée de toute tradition culturelle, est une utopie: un peu comme les marxistes, qui voulaient atteindre le bonheur parfait en supprimant les classes sociales, on voit la gauche d’aujourd’hui prête à abolir les différences de sexe ou de cultures pour entrer dans cette ère hyperfestive que Philippe Muray a si brillamment décrite dans Après l’Histoire. L’important, c’est de faire table rase du passé pour construire un monde nouveau. Depuis les millions de morts de la première guerre mondiale, la tentation est grande, en effet, de considérer l’être humain comme un simple matériau que l’on peut remodeler. La théorie du genre s’inscrit d’ailleurs dans cette logique : ne prétend-elle pas transformer la nature humaine au nom du progrès et de la modernité ? Et ne croyez pas que le monde hyperfestif signifie la fin des combats : on est prêt à lutter pour obtenir que le code civil soit peinturluré aux couleurs de la Gay Pride ! En Espagne,  où les affaires de corruption éclaboussent la monarchie et la plupart des partis politiques, on se contente de descendre dans la rue pour « défendre la joie« . Quand il y a grève générale, comme ce 30 mai,  elle est convoquée par les seuls syndicats nationalistes du Pays basque. Le reste de l’Espagne bouge à peine : tout va bien, du moment qu’on peut continuer à sortir et picoler le samedi soir et qu’on a des matchs de football le dimanche. Peu à peu, on entre dans un monde définitivement joyeux, loin de cette brutalité qui caractérise habituellement l’histoire : le monde historique est ainsi éradiqué, dilué dans le totalitarisme soft du festif. La révolution serait-elle donc devenue fille de joie ?

*Photo : jorgeparedes.



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