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Comment les articles 3 et 8 de la Convention de la CEDH ont été dévoyés

Notamment pour inverser les flux migratoires, la France sera-t-elle forcée de quitter la CEDH?


Comment les articles 3 et 8 de la Convention de la CEDH ont été dévoyés
Le siège de la CEDH à Strasbourg © SAUTIER PHILIPPE/SIPA Numéro de reportage: 00577812_000003.

Une tribune d’Alain Destexhe, ex-Secrétaire-général de Médecins Sans Frontières, Ex-Président de l’International Crisis Group, Sénateur honoraire belge


La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a un pouvoir exorbitant qui s’applique, sans aucun recours possible, à 800 millions de citoyens européens et qui empêche la France de choisir sa politique migratoire. Nommés dans des conditions opaques, inconnus du public, ces juges de Strasbourg sont devenus un pouvoir législatif qui prive les parlements nationaux de leurs prérogatives. Les conséquences d’un arrêt de la CEDH condamnant la Serbie ou l’Albanie s’appliquent directement en droit français, sans que le Parlement, le gouvernement ou les juridictions françaises ne disposent de la possibilité de le contester.

Signé en 1950 — le souverainiste Churchill en était un ardent partisan — entré en vigueur en 1953, mais seulement ratifié par la France en 1974, le texte de la Convention n’a pas pris une ride et reste une référence non contestée pour la protection des droits de l’homme. Cependant, au fil des ans, la jurisprudence s’est éloignée du texte comme de l’esprit de la Convention et de l’intention de ses initiateurs. Dans le contexte de la guerre froide, il s’agissait, face à l’Union soviétique et ses satellites, d’affirmer la primauté des droits de l’homme au sein d’un « Conseil de l’Europe » des démocraties.

Peu de transparence

Aujourd’hui, les 47 juges, un par État, sont nommés par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) qui n’a pas de légitimité démocratique car cooptée par les parlements nationaux selon des règles qui leur sont propres. Les ONG proches de l’Open Society Fondations de George Soros y sont très actives. On s’attendrait à ce que ces juges émanent des plus hautes juridictions de leur pays. Il n’en est rien. À l’issue d’un processus peu transparent – point d’auditions publiques comme au Sénat américain pour les candidats à la Cour suprême – une bonne partie des juges nommés ne sont pas des magistrats professionnels, mais des professeurs ou des fonctionnaires spécialisés dans les « droits humains » ou encore des activistes des ONG. Selon le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), au moins 22 juges, sur les 100 ayant siégé depuis 2009, sont d’anciens collaborateurs ou dirigeants de sept ONG actives auprès de la Cour, la plupart financées par le réseau Soros. Une fois nommés, 18 de ces 22 juges ont siégé dans des affaires introduites ou soutenues par l’organisation dont ils étaient auparavant les collaborateurs ! Le ECLJ a recensé 88 cas problématiques de conflit d’intérêts au cours des 10 dernières années. Dans 12 affaires seulement, des juges se sont abstenus de siéger en raison de leur lien avec une ONG impliquée.

Malgré l’influence extraordinaire de la CEDH, le monde politique se montre étrangement indifférent à son pouvoir qui empiète chaque année un peu plus sur le sien

Les décisions de la CEDH, qui peut être saisie par tout citoyen européen, sont sans appel possible et s’imposent aux 47 pays membres du Conseil de l’Europe. Elles édictent de nouvelles normes juridiques que les États doivent appliquer.  Progressivement, des obligations « négatives » – ne pas torturer, ne pas réduire en esclavage, ne pas ouvrir la correspondance privée – sont devenues des mesures « positives » : l’État est sommé de légiférer, de promouvoir et d’anticiper ce qui pourrait se passer. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’interprétation des articles 3 et 8. 

L’article 3 relatif à la torture

L’article 3 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants » est constamment invoqué pour s’opposer aux expulsions de clandestins, les rendant quasiment impossibles.  Au fil du temps, les juges ont interprété cet article de façon de plus en plus extensive, en considérant le risque potentiel d’être soumis à de mauvais traitements et pas seulement le fait d’y être soumis. La France devient directement responsable des violations qui pourraient avoir lieu dans un autre État si le migrant était renvoyé. Des centaines de jugements ont établi une jurisprudence solide qui n’implique même plus de débat de la Cour lorsqu’une nouvelle affaire se présente mais un jugement quasi automatique. L’article 3 ne souffre aucune dérogation… même s’il existe un danger public menaçant la vie de la nation comme le terrorisme. Et les motifs de non-renvoi vers un État tiers sont de plus en plus larges : absence d’un système de soins de santé adéquat dans le pays de retour pour un malade (même pour un multirécidiviste condamné), présence de la famille sur le territoire européen, enfermement même bref d’un mineur ou d’une mère avec son enfant. Le 22 juillet 2021, la CEDH a condamné la France pour avoir contraint une mère et sa fille de quatre mois à rester pendant 11 jours dans un centre de rétention du Loir-et-Cher en 2018 afin de pouvoir les expulser sur la base du règlement Dublin vers … l’Italie !

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En 2012, Hirsi Jamaa contre Italie, un arrêt majeur qui n’a pourtant pas fait la une des médias, a défini une fois pour toute la politique migratoire de l’Union européenne. Avec la complicité d’ONG, onze ressortissants somaliens et treize érythréens ont saisi la Cour. Leur embarcation destinée à rejoindre les côtes italiennes au départ de la Libye avait été refoulée par les garde-côtes italiens vers Tripoli en vertu d’un accord bilatéral conclu en 2009. La condamnation de l’Italie par la CEDH a rendu caducs tous les accords de réadmission conclus avec des États tiers. Elle empêche la France de renvoyer les migrants hors de l’Union européenne. Ni le président, ni le parlement français n’ont eu leur mot à dire. Sans débat, la CEDH a imposé sa politique migratoire à 47 pays représentant 800 millions d’Européens.

L’interprétation de l’article 3 est toujours plus large. La France ne peut plus extrader vers les États-Unis, une démocratie, un terroriste qui y risquerait la prison à vie. En 1989, L’arrêt Soering contre Royaume-Uni a condamné le Royaume-Uni pour avoir extradé un individu vers les États-Unis, où il risquait la peine de mort. En 1993, la CEDH a franchi une nouvelle étape : l’Arrêt Trabelsi a condamné la Belgique pour avoir extradé un suspect de terrorisme, Nizar Trabelsi, parce qu’il y risquait la prison à vie, considérée comme un traitement inhumain. Nul doute qu’à une prochaine occasion, la Cour restreindra encore les possibilités d’extradition.

L’article 8 fait exploser les demandes de regroupement familial

L’article 8 qui énonce que « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance » est devenu, par la magie de la jurisprudence, un droit au regroupement familial dans le pays d’accueil. On ne trouve pourtant aucune référence à ce concept dans les documents préparatoires de la Convention. La France n’a plus que de faibles marges de manœuvre (qu’elle n’utilise d’ailleurs pas assez) pour s’opposer au regroupement familial.

Le champ de l’action législative de la CEDH ne cesse de s’étendre. La France a été condamnée en 2014 car elle interdisait les syndicats dans l’armée (article 11 – liberté d’association).  En conséquence, les militaires peuvent désormais adhérer à des « associations professionnelles de nature syndicale ». Suite à une condamnation en vertu de l’article 8, la loi française a dû reconnaître la filiation légalement établie à l’étranger entre enfants nés d’une GPA et le couple y ayant eu recours.

D’un point de vue juridique, le plus sûr moyen consisterait à réviser par référendum l’article 55 de la Constitution qui garantit la primauté des traités sur les lois nationales

Malgré l’influence extraordinaire de la CEDH, le monde politique se montre étrangement indifférent à son pouvoir qui empiète chaque année un peu plus sur le sien. David Cameron prétendait sortir la Grande Bretagne de la CEDH, mais le Brexit a évacué la question. En 2013, l’UMP proposait de « poser des réserves d’interprétation sur l’article 8 de la CEDH ». Lors de la campagne de 2017, François Fillon voulait dénoncer la Convention et y adhérer à nouveau avec des réserves. Dans le cadre de l’élection présidentielle de 2022, Éric Zemmour est le seul à aborder le sujet.

Tu rentres ou tu sors?

Quelles sont les options possibles ? La France pourrait décider de ne pas appliquer les décisions de la CEDH. Dans ce cas, le gouvernement risque malgré tout une condamnation par un juge français saisi par un particulier pour non-application de la décision de la CEDH. Si la France décidait de se retirer de la Convention (une disposition prévue par l’article 58), elle y resterait liée via la Charte des droits fondamentaux de l’UE (article 52 §3) et par la prochaine adhésion directe de l’UE à la Convention. La France pourrait également se retirer de la CEDH et y adhérer à nouveau avec des réserves sur les articles 3 et 8, mais le problème de l’adhésion via l’Union européenne resterait posé. D’un point de vue juridique, le plus sûr moyen consisterait à réviser par référendum l’article 55 de la Constitution qui garantit la primauté des traités sur les lois nationales. 

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Une dénonciation par la France de la Convention aurait un impact considérable et serait probablement suivie par d’autres pays. Comme le rappelle Éric Zemmour, les juges de Strasbourg n’ont aucun moyen de faire appliquer leurs décisions si les États s’y opposent, comme c’est souvent le cas par exemple de la Russie. 

La France n’a rien eu à dire sur l’évolution rapide de la jurisprudence depuis la ratification de 1974. La CEDH est l’illustration caricaturale et extrême du gouvernement de juges européens qui se substituent au législateur français ou européen et qui, sans légitimité et sans débat public, imposent leur idéologie. Ce sujet mérite un vrai débat dans le cadre de la campagne présidentielle.



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Sénateur honoraire belge, ex-secrétaire général de Médecins sans frontières, ex-président de l’International Crisis Group

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