Accueil Politique Il faut s’encombrer de morale

Il faut s’encombrer de morale


Il faut s’encombrer de morale

Comment se fait-il que politique et morale, qui devraient naturellement s’accorder, soient au contraire depuis des années – et aujourd’hui plus que jamais − dans une opposition telle qu’elle décourage ceux qui pourraient être tentés malgré tout de les réconcilier ?
Pourtant, cette triste évolution n’était pas forcément prévisible. Dans une démocratie de bon aloi, même pas exemplaire mais cohérente, il aurait été logique, pour les titulaires de hautes fonctions, les gouvernants et les élus, de prendre la pleine mesure de leur activité, d’en être fiers au point de souhaiter l’exercer avec une rectitude qui, s’ajoutant à la compétence, susciterait une adhésion générale et un respect unanime.
Force est d’admettre que la tendance du monde politique, sous toutes les latitudes en dépit des apparentes contradictions et des protestations de vertu, a été de dissocier autant que possible l’éthique du pouvoir de sa technique, ses modalités réalistes et opportunistes de sa légitimité et de sa validité profondes. Au moment même où la chose politique est elle même battue en brèche, voire disqualifiée par un populisme dont la vulgarité cynique n’a rien à voir avec les aspirations populaires, les politiciens persistent à appréhender leur champ professionnel sous l’angle exclusif d’une maîtrise qui se vanterait presque de ne pas s’encombrer de l’impureté déstabilisante des valeurs et des principes.
Avec quelle morgue, dans le débat républicain, est écartée comme une incongruité la moindre référence à ce qui devrait inspirer les responsables de l’État et les dépositaires publics, à tous niveaux, de notre destin national et qu’on pourrait baptiser du gros mot de « morale » ![access capability= »lire_inedits »]
Il n’est pas nécessaire – cela a déjà été tellement dit – de rappeler comment les corrompus, les condamnés, les indélicats, se représentant après une déconfiture judiciaire, étaient en général largement réélus, comme si les citoyens ne se souciaient pas de la malhonnêteté personnelle des candidats et n’avaient envie que de remercier des humains qui savaient rendre des services et cultiver une proximité efficace. Un exemple autrement décisif est donné par les controverses liées à la vie privée des politiques. Leur tonalité juridique renvoie en réalité à un questionnement républicain. Pour l’opinion dominante, il est hors de question de mêler, si peu que ce soit, l’exigence d’une existence droite à la fiabilité des attitudes professionnelles. Pourtant, sans prétendre aboutir à un puritanisme exigeant une étouffante cohérence entre le dedans et le dehors, comment peut-on dénier que certaines séquences intimes, personnelles, familiales, privées, dès lors qu’elles pourraient avoir une incidence sur le vote des citoyens, non seulement méritent d’être dévoilées mais justifient qu’on les intègre au jugement global porté sur tel homme politique, telle femme investie ? Entre le secret d’une existence à préserver à tout prix et une curiosité citoyenne et médiatique honteuse, il y a des pans, des fragments mi-ombre, mi-lumière qui pourraient légitimement régir la conduite politique.
Sur un autre plan qui, malheureusement, est nourri par des exemples de plus en plus nombreux, le refus de la morale par la politique, de la vertu par l’empirisme est démontré par la manière étrange dont l’univers des élus appréhende l’alternative entre la normalité et la transgression. Il ne se sent mobilisé, impliqué, véritablement mis en cause que si la violation est susceptible de créer un risque pénal. Alors que la morale est plus exigeante et devrait conduire à ce que l’on pourrait nommer une « obligation de décence ».
Même si Éric Woerth n’est jamais condamné, il a gravement fauté, par indécence à la fois personnelle et démocratique – il était ministre – en faisant engager son épouse dans les conditions que l’on sait par Liliane Bettencourt.
Quand Jean-François Copé ne cesse de soutenir qu’il n’y avait rien de mal, alors qu’il était ministre du Budget, à se faire inviter avec son épouse, tous frais payés, par Ziad Takieddine, il oublie qu’il a porté atteinte à cette même exigence de décence qui est étrangère à la réprobation pénale mais renvoie à la qualité intime de l’individu. Tout est fait pour maintenir le comportement politique dans une citadelle où il serait préservé de toute intrusion de l’éthique dans le public – un scandale !
Le paradoxe, cependant, tient au fait que la morale, dont les politiques se sont débarrassés et que les citoyens ne jugent pas prioritaire, est exigée, en revanche, d’autres fonctions, qu’elles soient religieuses ou profanes, qui imposent en effet des règles et des impératifs mais, à y réfléchir, pas plus qu’aux gouvernants et aux élus. Ainsi les journalistes, les magistrats, les fonctionnaires de police, les prêtres, les éducateurs, notamment, se voient à juste titre vilipendés quand ils dévient du chemin de la rectitude et de l’exemplarité parce qu’il serait indissociable de leur métier, alors que les politiques auraient le droit de s’en exonérer. Cette schizophrénie, dans l’espace du Pouvoir, d’une morale célébrée abstraitement mais installée comme un surplomb inutile sur les pratiques politiques, et d’une technique se flattant presque d’être cynique au service d’un peuple souhaité le plus docile possible, emporte une double conséquence contradictoire. D’une part, elle n’est pas loin de faire ressembler le monde des gouvernants et ses actions à un mélange de réalité rude et d’illusion vaine – plus les mains de Créon au quotidien empoignent le tangible de l’administration collective, plus le souci hypocrite de l’éthique apparaît comme un leurre destiné à égarer les esprits citoyens. La plénitude d’un empirisme ne s’embarrassant pas de scrupules, accolée au vide créé par l’effacement des règles et des principes de rectitude, personnelle autant que publique, rend quasiment surréaliste ce divorce dont la communauté nationale prend acte en se satisfaisant des lumières troubles jetées sur les actes et de la déplorable absence de ce qui leur aurait insufflé sens et dignité.
Invoquée pour rien, la morale est devenue un fantôme qui ne fait même plus peur à la politique et à ceux qui en usent sans vergogne.
Mais, par ailleurs, l’éthique abandonnée ou marginalisée par les dominants dans leur conduite des affaires publiques a été récupérée par les discours extrêmes qui ont trouvé ainsi un moyen commode et redoutable, non seulement de se faire une place, mais encore de substituer à des limites inconsistantes une charge contre la corruption et l’immoralité des politiciens classiques. Que ce soit excessif compte peu. Ce qui importe, c’est que le divorce entre l’éthique et la politique, le renoncement aux exigences de la vertu au profit d’un pragmatisme nu, produisent une efficiente machine de guerre au service de tous ceux qui adorent donner des leçons que leur éloignement du Pouvoir rend aisées.
La démocratie continuera à réclamer la réconciliation entre éthique et politique. Elle risque de crier dans le désert. Ces retrouvailles sont pourtant la seule voie honorable : si on veut que les citoyens retrouvent le goût de l’exigence morale, ils doivent la voir inscrite sur le visage de la République.[/access]

*Photo : Laisse aller… c’est une valse !

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Boko Haram, pourquoi ?
Article suivant Cassius Clay, un roman vrai
Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération