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Sahib teri bandi


Qu’on me suive ou qu’on me zappe : cette fois-ci, j’ai décidé de sauter du coq à l’âne. Commençons par le coq. Dans l’Ancien Testament, le succès en ce bas monde est signe de bénédiction divine. Celui qui possède beaucoup de bétail et un puits d’eau claire est aimé de Yahvé. Rien n’a changé depuis : Freysinger triomphe et soudain l’élu est lu et son catogan sanctifié, les journalistes envahissent sa cuisine et il se découvre des légions d’amis de toujours.
Il n’en a pas toujours été ainsi et c’est ici qu’on passe à l’âne. Lorsque j’ai eu l’idée saugrenue – pour l’époque – de consacrer un essai au seul phénomène politique intéressant en Suisse romande (Oskar et les minarets, éd. Favre, 2010), la presse offusquée l’a tout bonnement ignoré. À la TSR, tout de même, je fus convié à une émission de débats où chacun devait présenter son nouvel ouvrage. En arrivant sur le plateau, je m’aperçus – ô surprise! – que les autres invités avaient tous un exemplaire, annoté, de mon livre ! Le guet-apens pour le mal-pensant, qui plus est en direct. Que faire à un contre cinq ? La meilleure défense étant l’attaque, je demandai d’emblée à ces belles âmes de me dire ce qui était imprimé sur le t-shirt que je portais, par chance, ce soir-là. « Euh… — Ben… — C’est du russe ?  » Non. C’était l’alphabet cyrillique serbe de trente lettres, l’écriture d’une des grandes communautés immigrées de ce pays. Ils ignoraient sans doute que les Serbes eussent un alphabet propre. Comme ils ignorent l’histoire et les mœurs des Albanais ou des Tamouls. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils sont « pour ». Et contre l’obscurantisme UDC. Cette petite gêne remit la balle au milieu du terrain et l’on put causer.
L’adhésion rationnelle à des principes masque souvent une insensibilité intérieure à ce qu’ils impliquent. Le sectarisme interne se double en Occident d’un aveuglement plus grave encore face au reste du monde. Nous courons au conflit terminal en réduisant (délibérément) tout le monde musulman à des régimes de fadas sanguinaires, la Russie à une dictature kagébiste et la Chine à une dévorante termitière. À quand remontent les dernières approches nuancées de ces univers-là ? Cela vous semble abstrait ? Voyez Chypre. Des Grecs mal rasés lessivant le butin de Russes adipeux, c’est plus aisé à détrousser que des Allemands proprets. Mais les Boches y passeront à leur tour, justement à cause de leur morgue et de leur indifférence à l’autre.
Le coq et l’âne baignent tous deux dans la lumière égale du Créateur. Notre rationalisme dissèque au lieu d’unir et la morale est son scalpel. D’où notre bêtise qui étonne les voyageurs persans.
Au fait : cherchez *Sahib teri bandi* sur YouTube. Vous trouverez un chant traditionnel de Nusrat Fateh Ali Khan (« Seigneur, je suis ta servante ») et sa version électrique par le génial guitariste Derek Trucks. Et dites-moi, entre la joie du soufi pakistanais et la concentration monacale du jeune sudiste blond, ce qui vous parle le plus. La seule vraie connaissance est là.



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est directeur des éditions Xenia et rédacteur en chef d’Antipresse.net.

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