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Des chiffres, mais aussi des lettres


Des chiffres, mais aussi des lettres

alain finkielkraut anglais

Revenant sur vingt-cinq années d’enseignement de la philosophie et de l’histoire des idées à l’École polytechnique, Alain Finkielkraut déclarait récemment[1. Le Monde, 14 mars 2013.] à propos de ses étudiants : « Comme ils n’ont pas l’habitude de la parole, il faut parfois les bousculer un peu. Cela tient peut-être à l’enseignement exclusivement scientifique qu’ils ont reçu. » Et d’insister sur la nécessité, dans le secondaire, de la lecture et de la récitation, qui apprennent « à poser la voix, à aimer la langue et à placer leur propre parole sous la surveillance de la langue littéraire ».
« Placer leur propre parole sous la surveillance de la langue littéraire. » C’est cette formulation qui m’a frappé. On se doute bien que Finkielkraut, en employant le mot de « surveillance », n’en appelle pas à un effet d’intimidation (et il n’est pas douteux que cela ait pu être vécu comme tel dans une certaine façon d’enseigner les humanités classiques), mais bien plutôt à une confrontation, à un défi, à une forme peut-être de ce que Rémi Brague, évoquant la fascination de la Renaissance pour les lettres gréco-latines, appelait un « dénivelé fondateur ».[access capability= »lire_inedits »] Finkielkraut le dit de la littérature ; on n’en dira pas moins de la langue des philosophes. Il pèse aujourd’hui non seulement sur la langue française, mais sur le fait même de la parole (écrite ou orale), un sentiment diffus de menace et de désagrégation. Les symptômes en sont multiples. Je n’en évoquerai que deux, délibérément disparates. On peut évoquer tout ce qui – des affiches publicitaires à l’enseignement supérieur, au monde des affaires et de la technique, sans parler de la haute administration et maintenant du cours préparatoire – vise à tout soumettre à l’anglais ; comme si l’on voulait à tout prix déporter les divers peuples européens hors des langues dont ils sont héritiers. Or, si l’apprentissage d’une autre langue est en principe enrichissant, l’adoption (plus ou moins contrainte, plus ou moins acceptée) d’une langue imposée joue à l’inverse. Un autre terrain de réflexion concerne les évolutions de la parole publique. Nul ne s’étonne plus que les politiques de tous bords se soient mis à twitter avec un bel ensemble et une belle docilité ; ils semblent même en être fiers. Personne ne se demande ce que cette forme d’expression, par définition sommaire et par réflexe hâtive (donc irréfléchie), déforme ou amoindrit, dans ce qu’on pourrait appeler un véritable « devenir basse-cour de l’agora ». Ce ne sont là que deux exemples, je le redis, de ce qui affecte aujourd’hui non pas tant la « belle langue française » que le rapport de chacun avec la langue et l’expression, et leur réduction à l’efficience immédiate et pratique.  
Je me souviens d’une réflexion faite en 2007 par celui qui était alors le candidat Sarkozy à propos de l’étude des littératures anciennes : « Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes », disait-il ; et d’insister sur les crédits prioritairement alloués à l’informatique, aux mathématiques, aux sciences économiques. C’est dans la même logique qu’on parla ensuite, pour simplifier les concours de l’administration, d’« employés ajustés au poste ».
Alors oui : « Placer sa propre parole sous la surveillance de la langue littéraire », ou, pour élargir l’expression de Finkielkraut, de la langue en ses plus hautes élaborations. La fréquentation des grands textes n’est pas un luxe d’érudit, n’est pas une fuite hors de l’actuel, elle n’est même pas seulement l’acquisition d’un savoir : elle est l’expérience d’une langue séparée (par les siècles, par la forme), d’un autre ordre du dire, d’une distance appelant à un parcours, d’une prise de conscience de ce qu’on met en jeu. Rien n’est plus actuel ; et rien probablement, malgré les apparences, n’est plus urgent.[/access]

*Photo : Brave Heart.

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier livre paru : <em>La langue française au défi,</em> Flammarion, 2009.

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