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Le 11 septembre 2001: l’apocalypse sans fin

Djihad VS McWorld


Le 11 septembre 2001: l’apocalypse sans fin
© Chao Soi Cheong/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21076708_000013

Déjà le fruit d’un échec américain sur les plans de la stratégie et du renseignement, l’attentat monstrueux contre les deux tours du World Trade Center et le Pentagone – ou, selon le sigle américain, « 9/11 » – a condamné notre monde, non seulement à une nouvelle ère de luttes incessantes et de carnage généralisé, mais aussi à une répétition sans fin des mêmes erreurs. Pour comble, il n’est pas certain que le monde en tire des leçons à la hauteur de l’échec.


Qui se souvient du 11 septembre 2001 ? Ceux qui n’étaient pas encore nés ne le connaissent que par ouï-dire, à travers des images iconiques, des récits, des documentaires ou des cours d’histoire. Ceux d’entre nous qui en ont un souvenir direct – sans en être des acteurs, des victimes, ou des témoins oculaires – peuvent jouer le jeu de l’interrogation, fréquent dans les années 60-70 à propos de la mort de JFK ou d’Elvis : « Vous faisiez quoi quand vous avez appris la nouvelle? » Le vingtième anniversaire, avec ses commémorations, sera l’occasion de revivre à la fois l’horreur et l’héroïsme de cet événement, de passer en revue ses causes et ses effets dans une perspective historique. L’appartenance apparente de 9/11 au passé et au domaine de la mémoire s’incarne dans un musée, ouvert en 2014 à Ground Zero. On y voit des objets personnels des victimes, gris de cendres, rouillés, écrasés ou fondus. On y lit les noms des 2977 morts dans l’attentat, plus ceux des six morts de l’attaque du World Trade Center de 1993. Plus de 1100 restes humains n’ont jamais été retrouvés et n’ont donc pas trouvé de sépulture. 105 enfants qui étaient dans le ventre de leur mère ce jour-là n’ont jamais connu leur père. Le travail de deuil reste immense, sur les plans national et international.

Pourtant, l’événement n’appartient pas au passé. Il est toujours actuel parce qu’il n’a jamais pris fin. Si en France on parle beaucoup en ce moment du procès « historique » des responsables du massacre du Bataclan, on semble ignorer que, après beaucoup de retard, celui des responsables vivants du 11 septembre vient de commencer dans sa phase d’instruction préliminaire, devant un tribunal non pas civil mais militaire, et non pas aux États-Unis mais à Guantanamo. Il y a cinq accusés, dont le cerveau présumé de 9/11, Khalid Cheikh Mohammed. Après une deuxième phase d’instruction en novembre, le procès véritable commencera peut-être en avril 2022. Une preuve encore plus frappante du fait que le 11 septembre 2001 n’a jamais pris fin est la coïncidence apparente entre cet anniversaire et la retraite en catastrophe des forces américaines et de l’OTAN devant l’effondrement de la République islamique d’Afghanistan, créée en 2004, et la victoire éclair des Talibans. Car le 11 septembre est inséparable de cette guerre d’Afghanistan (2001-2021 ; 3576 morts des forces de la coalition, 70 000 morts des forces de sécurité afghanes, 50 000 morts parmi les Talibans, 46 000 morts de civils ; coût total : 2,3 trillions de dollars), et de celle d’Iraq (2003-2011 ; 5 000 morts des forces de la coalition, 18 000 morts des forces de sécurité irakiennes, 26 000 morts parmi les insurgés, bien plus de 100 000 morts violentes parmi les civils ; coût total : 1,9 trillion de dollars). On pourrait y ajouter la guerre contre l’État islamique entre 2014 et 2017. Le 11 septembre est inséparable également des attentats terroristes spectaculaires qui ont suivi : à Madrid, Londres, Paris, Nice et Manchester… et ceux, encore plus nombreux et mortifères, qui ont eu lieu au Moyen Orient, en Asie et en Afrique, surtout en Iraq et Afghanistan. Si la guerre qui vient de se terminer a été déclenchée en 2001 afin de mettre fin à la menace terroriste, le triomphe des Talibans aujourd’hui semble représenter un retour à la case départ. L’anniversaire qui a lieu aujourd’hui sera-t-il commémoré à leur manière par les djihadistes ?

Notamment en Afghanistan, les puissances occidentales ont envoyé toute une armée d’anthropologues et d’ethnologues pour comprendre ce qui passait sur le terrain. Une étude récente de Christian Tripodi, du King’s College London, montre que, en dépit des bonnes intentions, ces opérations se sont révélées un échec patent.

Le trou noir de la terreur 

Dans une série de trois textes remarquables écrits juste après le 11 septembre 2001, le philosophe Jean Baudrillard a souligné la puissance symbolique quasiment inépuisable de cet acte de destruction. On peut accumuler les banalités sur 9/11 comme « le début du XXIe siècle » ou « la perte de l’innocence », mais la vision d’horreur des deux tours représente un véritable trou noir dans la conscience humaine, une scène que nous pouvons revoir sans fin sur nos écrans de smartphone (qui n’existaient pas encore à l’époque) sans jamais pouvoir la rationaliser. Il s’agit d’un événement à proprement parler spectaculaire. En tant que tel, il représente l’essence ultime du terrorisme, tel qu’il a été défini déjà en 1974 par Brian M. Jenkins dans un rapport soumis au Congrès américain par la fameuse Rand Corporation. L’objectif d’un attentat terroriste est d’inspirer la terreur dans une population à des fins politiques. Les règles de la guerre conventionnelle sont ignorées, ainsi que les distinctions entre combattants, civils et victimes innocentes. Car plus l’acte frappe par sa monstruosité, plus la puissance de ses auteurs, qui sont souvent peu nombreux et peu équipés, semble magnifiée.

Un début de compréhension du sens de 9/11 se trouve dans un bestseller publié six ans auparavant par le philosophe politique, Benjamin R. Barber : Jihad versus McWorld. How Globalisme and Tribalism are Re-shaping the World. Barber parle d’une grande lutte entre le capitalisme consumériste, d’un côté, et l’intégrisme religieux et tribal, de l’autre. C’est-à-dire une tension fondamentale entre le caractère monolithique du marché mondial sans frontières et une fragmentation du monde sous l’influence des tensions ethniques et religieuses. Ces tensions restent non résolues aujourd’hui et nous n’avons pas encore trouvé le secret pour sortir de ce dilemme.

De succès en succès sans jamais triompher 

Nous savons maintenant, grâce à des documents récupérés après la mort de ben-Laden en mai 2011, que la stratégie de celui-ci par rapport à l’attentat du 11 septembre était erronée. Il croyait que le public américain serait, comme à l’époque du Vietnam, révoltée par les opérations de son gouvernement à l’étranger, particulièrement dans des pays à majorité musulmane, et qu’il ferait pression sur ses dirigeants pour y mettre fin. Le résultat a été tout autre : les Américains et leurs alliés sont sortis de l’épreuve déterminés à mener une « guerre contre le terrorisme. » Les réseaux d’Al-Qaïda en Afghanistan ont été frappés mortellement et ben-Laden finalement tué au Pakistan. Mais si le 11 septembre n’a pas fédéré tous les djihadistes de la terre, il a servi à inspirer toute une série de groupuscules et d’individus. Les forces de sécurité dans de nombreux pays ont déjoué maint attentat en préparation, mais les actes de terreur continuent de manière sporadique, sans besoin d’une organisation centralisée, selon ce que Gilles Kepel appelle le « djihadisme d’atmosphère. » Ce qui est problématique dans le retour au pouvoir des Talibans est moins la probabilité qu’ils abritent de nouveau sur leur territoire des camps d’entraînement pour djihadistes, que l’inspiration que l’exemple de leur succès peut donner à des terroristes autour de la planète. La retraite des Américains d’Afghanistan était justifiée par la volonté de ne pas continuer ce qu’on appelle « a forever war », une guerre qu’on ne peut ni perdre ni gagner. Mais, avec ou sans retraite, nous sommes bel et bien dans une guerre éternelle. Jusqu’à présent, nos succès nous ont permis de continuer la guerre mais non d’y mettre fin. 

Les trois échecs

Cette guerre perpétuelle a eu des coûts importants et autres qu’en termes de dollars ou de vies humaines. Trois échecs relatifs mais appréciables au cours de ces deux décennies ont entravé la capacité à agir des États-Unis et de l’Occident qu’ils incarnent. D’abord, un échec du renseignement. Selon le très officiel « Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis » rendu au Congrès et au président en 2004, avant septembre 2001 « tous les indicateurs étaient rouges. » Cet attentat était prévisible. Par exemple, un agent du FBI, Kenneth Williams, a écrit et partagé un document connu aujourd’hui comme le « mémorandum de Phoenix », d’après la ville où il travaillait. Il y tirait l’alarme au sujet d’un possible attentat sur le territoire américain organisé par Al-Qaïda et ben-Laden par le biais de l’aviation civile. Un de ses collègues, Mark Rossini, détaché auprès de la CIA, a essayé d’attirer l’attention sur le fait que des dirigeants d’Al-Qaïda avaient assisté à une réunion importante en Malaisie avant d’arriver aux États-Unis en janvier 2000 avec des visas en bonne et due forme. Aucune suite n’a été donnée à ces avertissements, et aucune réponse satisfaisante n’a été donnée à la question : pourquoi pas ? D’autres erreurs ont précipité la guerre désastreuse en Iraq. Un transfuge du régime de Saddam Hussein a raconté des mensonges délirants sur la possession d’armes de destruction massive par le dictateur irakien. Des informations totalement fabriquées sur des liens supposés entre Saddam et Al-Qaïda, obtenues sous la torture par les Égyptiens d’un djihadiste libyen, Ali Mohamed Al-Fakheri, ont été citées par le gouvernement de George W. Bush pour justifier l’invasion d’Iraq. 

Ces défaillances absurdes ont conduit au deuxième échec, celui de la transparence étatique. Car, afin de remédier à ces carences dans son renseignement, l’État américain – et beaucoup de ses alliés lui ont emboîté le pas – s’est donné de nouveaux pouvoirs d’espionnage sur ses propres citoyens, ainsi que sur ceux d’autres pays. 45 jours après le 11 septembre, le Congrès ratifiait le Patriot Act et, l’année suivante, le Homeland Security Act, créant un nouvel État orwellien. Ce « surveillance state » n’est pas sans liens avec le complotisme qui sévit partout aujourd’hui sur les médias sociaux. Déjà, à la suite du 11 septembre, des délires conspirationnistes prenaient leur essor, proclamant que la CIA ou Israël, plutôt qu’Al-Qaïda, étaient derrière l’attentat. Aujourd’hui, nous souffrons d’un problème paradoxal : nous faisons face à une prolifération d’informations sur internet que nous ne pouvons guère traiter dans leur ensemble, tandis que nous savons que dans leurs parcs de serveurs nos gouvernements stockent des quantités astronomiques de données qui nous resteront inconnues. La paranoïa complotiste est la contrepartie des systèmes créés apparemment dans le but de nous protéger.  

Ce nouveau Big Brother est parfaitement adapté à la dimension technologique de la mondialisation instaurée par internet, mais elle sape les fondements d’un autre aspect, censé être positif, qui est la diffusion à travers la planète des notions de démocratie et d’état de droit. Car le troisième échec se situe précisément sur ce plan. Après le 11 septembre, le gouvernement américain, contre toutes les conventions internationales, a kidnappé, séquestré et torturé à Guantanamo plus de 800 individus. Ils n’étaient pas tous des terroristes, et il existe peu de preuves qu’on ait obtenu de ces prisonniers des renseignements très utiles pour la guerre contre la terreur. Le plus important, c’est que cette façon de faire fi des règles internationales et de l’état de droit a entaché durablement l’image des États-Unis et leur statut de défenseur des droits humains. Il en va de même en ce qui concerne l’autorisation sous le gouvernement Bush des « Techniques d’interrogatoire renforcée », autrement dit de la torture, ainsi que l’humiliation abjecte des détenus à la prison d’Abu Ghraib en Iraq, dont les images insupportables ont été rendues publiques en 2004. 

David Pujadas présente une édition spéciale du jounral télévisé de France 2, le 11 septembre 2001 Capture d’écran INA / Youtube

La « grande stratégie » rapetissée

Parmi les solutions recommandées par le « Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis », cité ci-dessus, celle qui a été mise en avant par ses auteurs était la « public policy » ou « diplomatie publique. » Il s’agit de conduire des campagnes d’influence sur l’opinion publique dans des pays étrangers, afin que la population de ces pays admire et adopte les valeurs et idéaux américains. C’est ce qu’ont fait les États-Unis avec un certain succès pendant la Guerre froide en diffusant le cinéma hollywoodien et l’art avant-gardiste. Après le 11 septembre, l’objectif consistait à créer ou à renforcer une division entre la majorité des musulmans modérés et les islamistes violents. La recommandation de la Commission correspond bien à une forme de réflexion stratégique propre au monde anglo-saxon connu sous le terme de « grande stratégie. » Selon cette approche, un État ou une organisation doit exploiter toutes ses ressources, non seulement militaires mais aussi économiques, diplomatiques et culturelles, dans la poursuite de ses intérêts à long terme, intérêts qui doivent être clairement définis. Dans leur réponse au 11 septembre, les Américains ont clairement essayé d’exploiter et d’harmoniser toutes leurs ressources dans une « grande stratégie » pour gagner la guerre contre la terreur. Une des dimensions les plus saillantes de cette tentative est constituée des opérations dites de « COIN », c’est-à-dire de « counter-insurgency » ou contre-insurrection, destinées à obtenir le soutien des populations locales dans la lutte contre les insurgés djihadistes, que ce soit en Afghanistan ou Iraq. De telles opérations sont fondées sur l’acquisition d’une connaissance approfondie des différentes cultures et des différents intérêts en jeu. Notamment en Afghanistan, les puissances occidentales ont envoyé toute une armée d’anthropologues et d’ethnologues pour comprendre ce qui passait sur le terrain. Une étude récente de Christian Tripodi, du King’s College London, montre que, en dépit des bonnes intentions, ces opérations se sont révélées un échec patent. Les forces occidentales ont trop souvent soutenu des groupes et des individus corrompus que la population détestait, tandis que les dollars qui arrivaient pour financer la construction d’un État de type occidental ne faisait qu’alimenter la corruption. Voilà le résultat de ce qui est peut-être l’hybris occidentale, cette prétention à transformer n’importe quel pays en État démocratique moderne. On parle en anglais de « nation building. » Pendant des années, les dirigeants occidentaux ont raconté à leurs citoyens des mensonges sur le succès des opérations conduites en Iraq et Afghanistan. Peut-on transformer d’autres nations quand la sienne est mise à mal par le processus ?

Le trou noir reste béant

Après vingt ans de luttes, on glosera inlassablement sur les « erreurs commises », l’« absence d’objectifs clairs », le « manque de leadership », les « leçons à apprendre. » On essaiera de trouver un sens à tout cela et on aura l’air d’y arriver. Sans voir que, en fait, il n’y avait peut-être que des erreurs à commettre. Nous devons travailler avec nos imperfections et reconnaître les limites de toute stratégie. Un des apôtres de la « grande stratégie », John Lewis Gaddis, la définit comme la recherche sur le plan stratégique d’un point d’équilibre entre nos aspirations sans limite et nos capacités nécessairement limitées. Après le 11 septembre, l’Occident s’est donné des ambitions extravagantes et vagues, tout en gaspillant une grande partie de ses ressources. On est tenté de résumer le bilan des deux dernières décennies par ces paroles de Macbeth : « Une histoire racontée par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien. » La seule façon de remplir le trou noir ouvert par le 11 septembre, ce n’est pas par telle ou telle nouvelle stratégie réputée meilleure, c’est par la sagesse. Nous en sommes encore loin.

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[1] Jean Baudrillard, Power Inferno (Galilée, 2002).

[2] International Terrorism: A New Kind of Warfare.

[3] Voir Bob Drogin, Curveball: Spies, Lies, and the Con Man Who Caused a War (2007).

[4] Voir le film documentaire d’Errol Morris, Standard Operating Procedure, de 2008.

[5] John Lewis Gaddis, De la grande stratégie (traduit de l’anglais, Belles Lettres, 2020).

[6] Christian Tripodi, The Unknown Enemy. Counterinsurgency and the Illusion of Control (Cambridge, 2021).




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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