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Homère et Balzac chez les junior-managers


Mais comment diable enseigner ce qui n’existe pas, n’a ni définition ni contour, et ne relève d’aucune filière ? La culture générale, c’est cette qualité du discours qu’on admire dans les débats, qui se nourrit de références et permet de penser. Elle est ce petit rien qui change en l’or d’une vision le plomb d’une observation. Elle est le fruit d’une curiosité, d’un appétit, d’un cheminement. Professeur de culture générale est donc un oxymore. Et neuf années durant, au Pôle universitaire Léonard-de-Vinci, je fus cet oxymore, face à des jeunes gens frais émoulus du baccalauréat, persuadés d’en avoir fini avec ces vieilles lunes, philosophie, histoire, littérature, pour enfin se consacrer aux choses utiles, le marketing ou le management.
Le directeur du département « Culture et communication » de la « fac Pasqua » s’appelait alors Jean-Claude Barreau, prêtre défroqué, éditeur, conseiller de François Mitterrand, puis de Charles Pasqua, ancien directeur de l’Office national des migrations et auteur de quelques livres fort peu consensuels comme De l’islam en général et du monde moderne en particulier ou Tous les dieux ne sont pas égaux. Il avait convaincu le président du Conseil général des Hauts-de-Seine d’abolir les cours de « développement personnel », généreusement proposés aux futurs ingénieurs et commerciaux, pour les remplacer par des cours de culture générale. « On refait tout simplement ce qu’ils n’ont pas fait au collège et au lycée, résumait-il tout de go. De l’histoire chronologique, de l’étude de grands textes patrimoniaux, de la philosophie. Accessoirement, des cours de grammaire et d’orthographe. »

Jean-Claude Barreau avait ainsi résolu l’ambiguïté d’un enseignement sans discipline identifiée : la culture générale, pour cet homme qui l’incarne plus que tout autre, passait par ces savoirs scolaires auxquels l’institution, depuis quelques décennies, avait peu à peu renoncé. Ce qui nous a permis, pendant ces neuf années, de voir des cohortes de bacheliers incapables de situer l’époque de Jeanne d’Arc ou de Picasso, de comprendre l’expression « franchir le Rubicon » ou de se demander si un progrès de l’humanité est pensable.
Quelle importance, demanderont certains ? A-t-on besoin de jouer les singes savants pour être un commercial ou un communicant correct ?[access capability= »lire_inedits »] Mais qu’une jeune fille de 20 ans situe Picasso au XVIIIe siècle prouve simplement que cette demoiselle n’imagine pas une seconde combien les représentations de l’homme et du monde entrent en résonance avec les systèmes idéologiques et politiques. Chaque société invente ses modèles et ses valeurs ; ne pas le comprendre, c’est se condamner à prendre pour un absolu les valeurs de son temps. C’est croire que l’humanité se résume au présent et que notre meilleur des mondes est un empire qui doit durer mille ans.

De même, la disparition totale de l’histoire romaine condamne des jeunes gens ignorants de la partition entre Empire romain d’Orient et Empire romain d’Occident à ne rien comprendre à ces guerres de Yougoslavie qui ont ensanglanté la fin du XXe siècle. Elle leur interdit tout espoir de pouvoir penser aussi bien la mort d’une République avec l’abandon des vertus civiques que l’effondrement, quelques siècles plus tard, d’une civilisation qui a cessé de transmettre des valeurs pour simplement diffuser son mode de vie.
L’histoire du monde, du Big Bang à nos jours, un peu d’histoire des idées, à travers un panorama des grands textes littéraires, philosophiques et religieux de la culture occidentale, une histoire des philosophies morales, une analyse des médias par le truchement des principales théories de la communication… Les cours de culture générale s’apparentent à une promenade et se jouent comme un spectacle. On y invite à l’éloquence, on y manie la belle langue et les références, on passe d’un siècle à l’autre pour apprendre à des jeunes gens blasés qu’intelligence vient du latin inter-ligere − « relier les choses entre elles » − et leur démontrer que l’imbécile dit : «Je ne vois pas le rapport ». Bref, on orchestre sans usine à gaz pédagogique cette interdisciplinarité dont nous rebattent les oreilles les réformateurs d’une École qui, ayant renoncé aux disciplines, ne saurait les croiser.

La réponse, évidemment, ne se fait pas attendre : « Le Front populaire ? Madame, ça nous intéresse pas : on n’était pas nés. » Ceux-là sortent d’un bac ES ou STG. Ils n’ouvrent jamais un journal et se trouvent fort dépourvus quand on leur demande de se référer à un document non numérisé. Cet objet parallélépipédique composé de feuillets blancs tachés de signes noirs qu’on appelle livre leur est parfaitement étranger. L’un découvre que la poule est un oiseau (« pourtant, elles volent pas ! »), une autre écrit dans une copie que « Hitler était méchant, il tuait tous ceux qui n’étaient pas blonds aux yeux bleus (d’où le nom de race aérienne) », un autre encore s’insurge qu’on puisse lui demander de lire quelques lignes de la Genèse : « Ma religion m’interdit de lire ça. D’ailleurs, vous n’avez pas le droit, on n’est pas au catéchisme et la France est un pays laïque. » Le charmant garçon tombera des nues quand on lui expliquera que le Coran s’appuie sur les mythes fondateurs du peuple juif et s’inscrit dans la continuité des révélations juive et chrétienne. Treize ans sur les bancs de l’École française ne lui ont pas appris cela. Pas plus que la moindre bribe d’histoire médiévale ou moderne. Quelques Bourbons surnagent, mais les Valois et Capétiens directs ont sombré corps et âme.

Qui s’aventure, d’ailleurs, à tenter une rencontre entre ces incarnations de l’avenir de la nation et les souvenirs de son passé se heurte non seulement à l’indifférence, mais à la fierté − on n’ose dire l’arrogance. Découvrant le vide qui les habite, ces jeunes gens réagissent avec hargne et se drapent dans l’ignorance. Ils ne font en cela que reprendre les slogans dont on les a abreuvés : fadaises que tout cela, puisqu’Internet existe et pallie nos carences. Tels sont les produits de l’École républicaine. Et ces étudiants prouvent qu’elle réussit désormais l’exploit de réunir les enfants de la bourgeoisie neuilléenne et ceux des cités de Nanterre sous la bannière de l’inculture crasse.
Notre École, pourtant, qui fut pensée par Condorcet avant d’être organisée par Jules Ferry, ne se fixait pas d’autre objet que d’offrir à chacun la « culture générale » qui lui permettrait de ne pas dépendre d’autrui pour son jugement. Par-delà les connaissances particulières que quiconque peut acquérir dans un domaine spécifique − de la plomberie à la physique nucléaire − il existe des savoirs fondamentaux qui donnent à chacun, non seulement la capacité à exercer son jugement sur les propositions d’autrui, mais encore la possibilité d’avancer librement dans sa propre connaissance en accédant par lui-même au savoir. La « culture générale » est donc la fille de cette « culture scolaire » constituée par des savoirs universels, connaissances scientifiques, patrimoine littéraire, références historiques sur la civilisation européenne (dans ses dimensions gréco-romaines et chrétiennes) en général et sur la France en particulier.

Saint-Marc Girardin, célèbre critique littéraire du XIXe siècle, écrivait : « Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin. Il me suffit qu’il l’ait oublié. » C’était, en quelques mots, rappeler que le savoir structure l’esprit, et que cette culture générale que l’on réduit volontiers à des réponses cochées dans un QCM sert à penser, à lire le monde, pour espérer le changer. Un démenti cinglant aux clones de Richard Descoings qui peuplent désormais les partis politiques de tous bords, et dont la vision du monde se réduit à une opposition entre vilains héritiers d’une culture bourgeoise élitiste et gentils jeunes « issus de la diversité » dont il faudrait enfin « reconnaître » l’identité et la culture spécifique. En transformant le concours de Sciences Po en Star-Académie, son directeur ne fait qu’entériner l’abandon par une partie des élites de l’idéal des Lumières, fondé sur l’accès de tous à un savoir universel. Ne subsisteront dans notre société « de la connaissance » (on ose un éclat de rire) que des techniciens hyper-spécialisés et des gentils animateurs capables de se vendre dans un entretien en forme de speed-dating.
Cette culture générale qui semble tant déplaire aux élites postmodernes n’est autre que le fond, sans lequel la forme, cet oral paré de toutes les vertus, est une coquille vide. Les jeunes gens qui sortent de notre École avec une tête bien vide, mais parfois bien enflée, découvriront rapidement la nature de la tromperie : on leur a donné la parole sans leur donner les mots.[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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Agrégée de lettres modernes, a été enseignante. Elle est aujourd'hui journaliste, chroniqueuse, essayiste et directrice de la rédaction de Marianne.

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