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Journaliste, viens voir la vie en vrai

Pourquoi la plupart des gens n'aiment pas la plupart des médias


Journaliste, viens voir la vie en vrai
Des gilets jaunes accusent BFM TV de "fake news", Paris, 12 janvier 2019. ©YANN LEVY / HANS LUCAS

Le mouvement des gilets jaunes marque l’exacerbation du rejet des médias par ceux qui sont censés les écouter. Certains journalistes sont tellement déconnectés qu’ils ne comprennent pas pourquoi. 


Dans un article récent, la journaliste du Figaro, Eugénie Bastié, se demande « pourquoi tant de haine ? » de la part des gilets jaunes pour les médias. De fait, il semble que, mis à part pour certains d’entre eux, vis-à-vis de la plupart des « grands » médias, la méfiance, sinon l’agressivité des membres du mouvement soit importante, et que les choses se dégradent avec le temps.

Le quatrième pouvoir est vu comme un autre pouvoir

A cela, déjà une raison simple, que nous avions indiquée : le fait que la « grande » presse ait relayé, avec beaucoup de servilité, la tactique gouvernementale de pourrissement du mouvement. De fait, en surmédiatisant les « externalités négatives » du mouvement au détriment du fond (« ces gens veulent des réponses où on leur explique quelle place ils ont dans ce pays », a dit Christophe Guilluy dans Le Parisien du 17/11/2018), la presse a joué à fond le jeu du pouvoir, consistant d’une part à créer l’amalgame entre gilets jaunes et casseurs (pour montrer que le mouvement, quelles que soient ses motivations, est intrinsèquement dangereux, et ainsi, le couper de l’opinion), et d’autre part, par des provocations permanentes et grossières (les « foules haineuses », « beaucoup trop de Français oublient le sens de l’effort », etc.), à le pousser à la faute, pour le casser en deux entre modérés d’un côté et radicalisés de l’autre, et justifier une réponse sécuritaire.

La presse d’en haut

Ce double jeu du pouvoir, relayé par les médias (quels sont les journalistes, par exemple, qui ont fait remarquer ce jeu malsain et qui ont posé réellement la question de savoir s’il était susceptible de créer la confiance, et si un « grand débat national » pouvait utilement se tenir dans de telles conditions ? C’est pourtant une question très légitime) est parfaitement décrypté par les gilets jaunes, et c’est la raison principale de leur animosité à l’égard d’une certaine presse. A cela s’ajoute, sans doute, le fait que les origines sociales et idéologiques du « peuple en jaune » et de nombreux journalistes sont très différentes, sinon opposées : la presse est, comme le pouvoir, globalement libérale, citadine (parisienne), mondialiste et progressiste. Elle fait partie de la « France d’en haut ».

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Elle méconnaît et se désintéresse, quand elle ne les méprise pas, ces « foules » de provinciaux modestes et conservateurs. Il suffit de regarder les journaux télévisés, les programmes, les thématiques et les publicités, en se mettant mentalement dans la peau d’un smicard d’une petite bourgade de province, et de se demander ce qui, dans tout ce que l’on voit et entend, lui est véritablement destiné ou à sa portée (la pub est très significative à cet égard), pour comprendre à quel point les médias se sont éloignés des classes populaires, et à quel point celles-ci peuvent se sentir déclassées et frustrées. L’exercice est très facile à faire, et édifiant.

« Voici ce à quoi vous n’aurez jamais droit »

Mais il y a autre chose : pendant longtemps, en particulier durant les « 30 Glorieuses », la presse a été, pour des raisons tant idéologiques que commerciales, le relais et le discours d’une France des riches à destination et à la portée de la France modeste. Le discours sous-jacent était : « Voici ce qu’est la France moderne. Voici ce que vous promet l’ascenseur social. » La presse, et surtout la « grande » presse parisienne et la télévision, servaient alors, par la promotion du « rêve social », autant le discours politique que leurs propres intérêts commerciaux.

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Le problème, c’est que l’ascenseur social est ensuite tombé en panne, mais que la presse n’a pas changé ses habitudes, préférant s’adresser, confortablement, à une classe bourgeoise de moins en moins nombreuse et de plus en plus isolée, plutôt que de se réinventer pour aller « au peuple ». Ce qui était au départ la promotion d’un rêve social est alors devenu peu à peu un instrument de séparatisme et de mépris. Le même discours, « voici le rêve moderne », qui autrefois voulait dire « voici ce qui vous est promis », est devenu « voici ce à quoi vous n’aurez jamais droit ». Comment s’étonner, dans ces conditions, du désamour ?

« Tu penses que tu es différent… »

Atahualpa Yupanqui, un grand poète argentin, chantait ainsi :

« Tú piensas que eres distinto porque te dicen poeta, y tienes un mundo aparte más allá de las estrellas. De tanto mirar la luna, ya nada sabes mirar, eres como un pobre ciego que no sabe a dónde va. Vete a mirar los mineros, los hombres en el trigal, y canta ya los que luchan por un pedazo de pan. »

« Tu penses que tu es différent parce qu’on te dit poète, et que tu as un monde à part, au-delà des étoiles. A tant regarder la lune, tu ne sais plus rien voir, tu es comme un pauvre aveugle qui ne sait pas où il va. Va-t’en regarder les mineurs, les hommes dans le champ de blé, et chante désormais ceux qui luttent pour un morceau de pain. »

Il ne reste plus qu’à remplacer les mots « poète » par « journaliste », et « lune » par « monde des riches », et tout est dit.

C’est cette culture de la France profonde qui s’est perdue. Les gilets jaunes ont fait irruption sur la scène médiatique pour le dire, mais ils ne peuvent l’imposer. C’est cela qu’il nous faut retrouver, pour reconstruire la cohésion nationale et la confiance qui nous font défaut, et les journalistes en sont des « passeurs » naturels. Une belle mission pour l’avenir ?

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