Les journalistes ne comprennent pas: les gilets jaunes ne les aiment pas. Si toute violence est condamnable, le traitement spectaculaire du mouvement et le mépris affiché de certains d’entre eux à l’égard d’une colère qu’ils n’avaient pas vu venir sont probablement un début d’explication.
BFM TV a été brièvement assiégé par les gilets jaunes le 29 décembre. Aux cris de « BFM y’en a marre ! » et « Journalistes collabos ! », une foule jaune de colère a protesté contre son maltraitement médiatique. L’Acte VII des gilets jaunes a ciblé BFM mais aussi France Télévisions et Europe 1. Dès l’Acte II, les journalistes de BFM TV et de CNews ont subi des agressions parfois violentes comme à Toulouse, lors d’un rassemblement sur la place du Capitole.
Les gilets jaunes attentent-ils à la liberté de la presse en maltraitant les journalistes ? A contrario, les journalistes jouissent-ils d’un statut qui les mettrait (comme les juges) à l’abri de la critique ?
Trois biais propres au fonctionnement des médias peuvent expliquer la mésentente. Le premier est d’ordre sociologique, le second touche au fonctionnement des médias lui-même, le troisième est politique.
« Extrême droite », « conspiration », « imbécillité »
Les journalistes ont d’emblée considéré les gilets jaunes comme un envahisseur. Une population Ovni sortie du néant informationnel où elle aurait dû demeurer avait entrepris d’occuper les ronds-points de l’Hexagone.
Le géographe Christophe Guilluy a clairement expliqué dans son ouvrage La France périphérique, comment la mondialisation des économies occidentales – et donc de l’économie française – a eu pour conséquence le sacrifice économique et culturel des classes populaires. Une nouvelle bourgeoisie fortifiée au cœur des métropoles urbaines a favorisé l’immigration pour faire baisser le prix des services et a relégué le reste de la population dans les villes moyennes, bourgs et territoires ruraux. Chassées des centres-villes et de la proche banlieue par la montée du prix du foncier, privées d’emploi du fait des délocalisations, les classes populaires françaises ont également été gommées de toute représentation médiatique. Elles sont devenues invisibles, un peuple en trop sur leur propre territoire.
Non seulement les médias ont dénié aux classes populaires un droit à une quelconque représentation, mais ces mêmes classes populaires ont été érigées en repoussoir. Elles sont régulièrement sorties du placard pour jouer le rôle du « beauf » raciste qui attente à la dignité de la « victime » immigrée originaire d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Et quand le beauf français n’est pas vilipendé comme « une foule haineuse » et « réfractaire » par son président, il a été ridiculisé au cinéma sous les traits de la famille Tuche.
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Voir les Tuche en gilet jaune bloquer les ronds-points et les entrées d’autoroute, au nom de leur droit à autre chose qu’une survie économique, a provoqué au mieux l’incompréhension des médias. Et dans certains cas d’authentiques expressions de haine. Incapables d’intégrer ces « victimes » de la mondialisation dans leur système de représentation du monde, les médias les ont immédiatement diabolisés : « extrême droite » (Jean Quatremer de Libération), « conspiration » (Jean-Michel Apathie, C à vous, 17 décembre), « imbécillité » (les Tuche).
Une étude préliminaire, « Les Gilets Jaunes, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes », publiée le 24 novembre par le Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS) de l’université de Toulouse, a montré l’incapacité et même le refus des médias de prendre en compte sérieusement le discours économique des gilets jaunes. Sans s’encombrer des préjugés des journalistes, quatre chercheurs du LERASS (Brigitte Sebbah, Natacha Souillard, Laurent Thiong-Kay, Nikos Smyrnaios) ont décrit au contraire un « mouvement inédit » qui, loin des clichés médiatiques (« apolitique », « raciste » ou « anti-écolo »), a élaboré un discours économique cohérent contre le racket fiscal qui cible les classes populaires en se dissimulant derrière une idéologie écologiste.
Refusant d’entendre la protestation contre l’extorsion fiscale et la dénonciation de l’écologisme appliqué aux seules classes populaires, les médias ont répondu par une condamnation morale, celle qui frappe les gens qui « clopent et roulent au diesel » comme disait le pote-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, au JDD, le 19 octobre dernier. Avant les gilets jaunes, le « beauf » français était intrinsèquement raciste et nationaliste, mais une fois rendu visible en jaune, il est devenu aussi fauteur de pollution et de réchauffement climatique.
Premiers sur le spectacle
Comme toutes les chaines dédiées à l’information, BFM TV obéit à la logique de l’ « entertainement » qui règle aujourd’hui le fonctionnement de la planète média : seul le buzz assure l’audience. Le buzz se définit par la valorisation de l’information en fonction de sa dimension spectaculaire. C’est la sidération qu’elle provoque qui fait la valeur de l’information. Le mouvement des gilets jaunes a donc été traité comme un volcan en éruption : violence, fumées et destructions pour les images, anathèmes et imprécations pour les débats. Et quand le spectaculaire manquait, certaines chaînes de télévision se sont crues autorisées à l’inventer : tout le monde a en mémoire ce journaliste de BFM TV se faisant filmer sur une portion des Champs-Elysées en travaux pour faire croire que le dépavement de la plus célèbre avenue du monde avait été le fait des manifestants en jaune.
Cette logique de buzz que la télévision impose au fonctionnement des médias s’est traduit dans la presse écrite par la multiplication des titres catastrophistes : « Un samedi à très haut risque » (Le Parisien du 2 décembre) ou « Gilets jaunes : la dangereuse escalade » (Le Parisien Dimanche du 2 décembre).
Les hommes du président
Les gilets jaunes ont-ils eu raison de dire que le parti des médias roulait pour Emmanuel Macron ? Deux exemples le montrent. Quand le journal Le Monde a utilisé les codes de l’iconographie nazie pour camper, en Une de son magazine M-Le Monde, Emmanuel Macron en führer une flambée de protestations a surgi. Le gouvernement et les partisans d’Emmanuel Macron se sont sentis poignardés dans le dos. Immédiatement, Luc Bronner, directeur de la rédaction du Monde s’est excusé platement… auprès d’Emmanuel Macron.
A contrario, quand le journaliste de Libération, Jean Quatremer, a catalogué les gilets jaunes de « beaufs poujadistes et factieux » (tweet du 29 décembre) ou quand Jean-Michel Apathie a évoqué « une organisation souterraine, cachée,… des tireurs de ficelles » (C à Vous, 17 décembre), ni Libération, ni France 5 ne se sont sentis tenus de présenter leurs excuses aux gilets jaunes pour la violence des propos de leurs collaborateurs.
C’est ce genre de pratiques qui fonde l’accusation de « collabos » très régulièrement.
Le buzz trahit la démocratie
S’il fallait une morale à cette tentative d’analyse, elle serait la suivante : le buzz est une trahison de la démocratie. En période de crise, la logique de l‘ « entertainement » appliquée à l’information trahit le peuple comme le pouvoir. Car le pouvoir lui aussi s’est estimé mal servi par le traitement des gilets jaunes en mode catastrophe naturelle. Si l’on en croit le Canard Enchaîné du 26 décembre, Emmanuel Macron a reproché à BFM TV d’ « avoir servi la soupe » aux gilets jaunes et, pire encore, d’avoir « été le principal organisateur des manifestations ». Un pouvoir politique contesté par la rue ne souhaite au fond qu’une chose : que les médias gardent le silence. Sans les médias, les gilets jaunes n’existeraient pas, pense le pouvoir. Et quand BFM TV – ou tout autre média – diffuse des images de gilets jaunes réclamant la démission du président, il faudrait que tous les Jean Quatremer et autres Jean-Michel Apathie gomment, comme France 3, le « dégage » de la pancarte brandie par un manifestant contre Emmanuel Macron. « Voir des gilets jaunes réclamer ma destitution sans jamais être repris par les présentateurs. Il y avait une sorte de connivence malsaine », aurait dit Emmanuel Macron (Canard Enchaîné).
Trois règles devraient être enseignées dans toutes les écoles de journalisme :
Règle numéro 1. Si, en période de forte tension sociale, la logique de buzz mécontente le pouvoir et le mouvement social en même temps, il ne faut pas en conclure que le travail du journaliste a été équilibré. Il faut admettre en fait que la règle du spectaculaire – séduire, intéresser, amuser artificiellement – cesse de fonctionner. Quand l’Histoire rugit, point n’est besoin d’en rajouter. Les écoles de journalisme devraient enseigner cette règle de base : le buzz est réservé aux périodes de vent plat. Quand la tempête souffle, les journalistes doivent revenir aux fondamentaux : écouter, rapporter sobrement et analyser quand ils en ont les moyens intellectuels, ce qui n’est pas toujours le cas.
Règle numéro 2. En période de forte tension sociale, le buzz rend sourd, aveugle… et malveillant. La recherche du spectaculaire à tout prix empêche le journaliste de comprendre et trahit la fonction principale des médias d’information : rendre compte, informer.
Règle numéro 3. Quand les médias ne font pas leur travail, des médias de remplacement surgissent inévitablement. It’s economy, stupid !
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