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Gilets jaunes: la grande peur des bien lotis

Une partie de la France d'en haut rejette en bloc les gilets jaunes


Gilets jaunes: la grande peur des bien lotis
Place Saint-Augustin, 8e arrondissement de Paris, 1er décembre 2018 - ©Laure Boyer

Une partie de la France d’en haut rejette en bloc les « gilets jaunes » et s’inquiète d’un éventuel retour de l’ISF. Aux antipodes de la France périphérique, ces classes possédantes qui roulent en Jaguar se vivent de plain-pied dans la mondialisation. Enquête sur la sécession des nantis.


Garée au milieu d’une avenue du 8e arrondissement, une Rolls-Royce d’une belle couleur bordeaux suscite l’intérêt des photographes qui parcourent le secteur. À l’affût d’incidents qui, heureusement, épargnent globalement Paris en ce cinquième samedi de la mobilisation des « gilets jaunes », ils prennent la voiture en photo. On ne sait comment interpréter l’image. Peu soucieux des risques de dérapage, quelqu’un aurait tout simplement oublié l’auto ou l’aurait, au contraire, exhibée comme on agite un chiffon rouge devant une force obscure et menaçante, presque animale. La légende choisie par Le Figaro vise à apaiser les esprits sur une note discrètement humoristique : « Un riverain optimiste ! »

« Je suis plus préoccupé par la courbe des taux aux États-Unis que par les gilets jaunes. »

Mes interlocuteurs, tous issus de ce monde d’en haut, dont on ne cesse de décrier la déconnexion de la réalité de la France d’en bas, ne le sont point. Au contraire. Qu’ils fassent partie de la technostructure ou d’une poignée de super-riches, ils ne cachent pas leur inquiétude ou, à minima, leur agacement, face au mouvement social qui les a pris au dépourvu. Albert[tooltips content= »Les prénoms ont été modifiés »]1[/tooltips], 54 ans, gestionnaire de patrimoine installé sur la Côte d’Azur, me répond avec exaspération à l’évocation de la révolte qui secoue le pays, comme s’il chassait un moustique : « Je me prends la baisse du pétrole en pleine figure. Alors je suis plus préoccupé par la courbe des taux aux États-Unis que par les “Gilets jaunes”. » Une fois libéré de ses obligations professionnelles, il se fait plus loquace et, aussitôt, tranche : « C’est une révolution de l’envie ! » Je demande un éclaircissement et l’obtiens. La plus grande crise sociale depuis Mai 68 serait une affaire d’algorithmes. Selon Albert, elle a été attisée, sinon engendrée, par des serveurs étrangers, essentiellement russes, programmés pour remonter les messages d’indignation, émotionnels et violents, au détriment des analyses factuelles. « Il n’y a pas de revendications claires. On ne sait pas ce que veulent ces gens-là. »

« Le Français est jaloux ! […] En France, ceux qui réussissent doivent s’en excuser. »

Javier, 46 ans, un franco-espagnol, polytechnicien au chômage depuis qu’il a décidé, il y a trois mois, de démissionner de son poste ultra lucratif, ne dit pas autre chose : « Le Français est jaloux ! En Espagne ou en Grande-Bretagne, on te félicite de ta réussite. Elle motive, donne la pulsion à se surpasser. En France, ceux qui réussissent doivent s’en excuser. » Javier parle en connaissance de cause. Après une carrière de quelques années à Bercy où il conseillait un de nos ministres de l’Économie, cet héritier d’une grande famille mi-bourgeoise mi-aristocratique s’était exilé à Londres. Sa Porsche et sa maison près de Hyde Park encourageaient alors son jeune voisin à travailler plus pour gagner plus et, à terme, atteindre le même niveau de vie. À écouter Charles, 47 ans, ingénieur issu d’une grande école et investisseur privé, les pauvres en France se contentent d’imiter les riches et en paient la facture : « Il m’arrive de prendre le métro et à chaque fois je suis étonné de voir des jeunes périurbains collés à leurs téléphones portables à 1 000 euros. Le mien coûte la moitié et me suffit. Mais c’est tellement facile de prendre un crédit de 10 000 euros et ensuite de casser toutes les boutiques des Champs-Élysées parce qu’on a n’a pas de quoi le rembourser. Les gens ne savent pas gérer leur budget. » De son côté, Javier renchérit sur les appétits démesurés de la classe moyenne : « J’ai vu un “gilet jaune” à la télé se plaindre parce qu’il n’avait pas de quoi se payer un monospace dont il avait soi-disant besoin pour sa famille. Seulement, le type a été filmé devant son coupé Renault qui vaut au moins 13 000 euros. À ce prix, je lui trouverais un monospace sur Le Bon Coin et le problème serait résolu. »

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Autant dire que, réduite à sa plus simple expression, la parole des classes aisées au sujet de la mobilisation des « gilets jaunes » pointe surtout les habitudes de la France d’en bas de vivre au-dessus de ses moyens, sans par ailleurs se sentir responsable de la pérennité d’un système social fondé sur la mutualisation des risques. « Si la France ne restreint pas ses folles dépenses publiques, on va à la catastrophe. Qui va enfin avoir le courage politique de dire aux gens qu’ils ne peuvent pas courir aux urgences avec un rhume ? Que la santé, ça coûte, que l’éducation, ça coûte… », enrage Charles, déçu par l’incapacité d’Emmanuel Macron à mener ses réformes.

« Créteil, c’est au nord ? », me demande-t-il, pressé de s’y rendre pour acheter une pièce de rechange pour sa Jaguar

Javier cherche Créteil sur son téléphone portable. « C’est au nord ? », me demande-t-il, pressé de s’y rendre pour acheter une pièce de rechange pour sa Jaguar, qu’il juge plus sobre qu’une Porsche, davantage en adéquation avec la mentalité française, hostile à l’étalage de la richesse. C’est une des rares occasions qu’il a de se frotter au peuple. « On reproche à Macron de ne pas avoir d’empathie à l’égard des classes populaires. Bah, je ne vois pas comment il pourrait en avoir, vu qu’il n’a jamais rien partagé avec elles. Comme tout mon milieu, qui est aussi le sien. Je ne connais personne à Bercy qui saurait combien coûte une baguette. Weston nous fournissait en chaussures, Alain Figaret en chemises, nous avions des voitures avec chauffeur et je ne me souviens pas d’avoir fait souvent les courses », dit-il, pas davantage renseigné aujourd’hui sur les dépenses ménagères d’un Français moyen qu’à ses débuts au ministère, en 2001. Quant à la fâcheuse phrase du président disant qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail, elle n’étonne pas notre chômeur de luxe : « Je n’ai jamais eu à chercher de travail de ma vie. Macron non plus. Ce qu’on discute lors d’un entretien d’embauche, c’est la hauteur de la prime de fin d’année. Celui-là me donne cent mille, l’autre cent cinquante, mais il faut voyager beaucoup… », assène-t-il. On pense à Christophe Guilluy quand il évoque la « sécession du monde d’en haut ».

La bourse ou le Venezuela

Or, alors qu’il a tant de mal à se faire aimer du peuple, Emmanuel Macron doit désormais compter avec le mécontentement de ses semblables. Curieusement, la suppression de l’ISF ne lui a pas garanti la sympathie éternelle des classes possédantes. Mes trois interlocuteurs n’ont pas voté pour le leader de LREM au premier tour et l’ont choisi par défaut au second. Leur choix se portait d’abord vers François Fillon, bien qu’il soit « un zéro moral », selon l’évaluation de Charles. Macron les a convaincus avec son programme économique. Du moins au moment où on pouvait encore croire qu’il l’appliquerait, ce qui paraît compromis à l’heure actuelle. « Macron a tous les défauts du monde, sauf qu’il a voulu se battre à l’international », ajoute Albert, préoccupé par la dynamique chinoise au niveau mondial autant que par la suprématie allemande à l’échelle de l’UE. « L’Europe est prise dans de fausses guerres. Les vrais enjeux ne sont pas dans les questions identitaires, les frontières, ou je ne sais quels conflits religieux. Ils sont dans la mondialisation », affirme-t-il avant de conclure que seuls deux choix s’offrent à la France : soit admettre qu’elle fait partie du monde et, en conséquence, accepter les règles du jeu ultra libérales et les sacrifices qu’elles exigent, soit refuser les lois de la mondialisation et embrasser le destin du Venezuela.

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C’est probablement une particularité qui distingue les gens aisés des besogneux aux fins de mois difficiles – avoir un regard de l’extérieur sur la situation en France. Tandis que les classes moyennes en voie rapide de paupérisation passent leur temps à comparer leur statut à celui de leurs parents, les classes supérieures mettent en balance les chances de la France face à la globalisation, aux marchés internationaux, à l’essor de l’Asie, à la menace écologique avec ses millions de réfugiés climatiques qui vivent avec un dollar par jour et arriveront bientôt chez nous. Albert ne désespère pas : « Parallèlement aux “gilets jaunes”, il y a une société très compétitive en France. Nous avons des mathématiciens exceptionnels, nous sommes très forts en technologie, et puis, Total ou Louis Vuitton jouent sans scrupules dans la cour des grands et en tirent des profits colossaux. » Pourquoi le Français moyen a-t-il perdu le sentiment qu’une partie des avantages générés par les plus performants revient in fine aux moins lotis, ce qui légitimait jusqu’alors certaines inégalités ? Pourquoi la répartition des bénéfices suscite-t-elle tant de colère ? Le paradoxe veut que nos riches se le demandent aussi.

180 000 euros d’impôts

Albert affirme avoir payé près de 140 000 euros d’impôt cette année. Charles a atteint le seuil « psychologique » de 180 000, au-delà duquel il serait tenté par l’exil en Suisse. Javier craint la restauration de l’ISF, « foncièrement injuste, vu que portant sur le patrimoine alors qu’il y a des gens qui ont du patrimoine, mais pas d’argent. » En somme, les gens aisés ne se sentent pas moins roulés dans la farine que ceux qui se voient comme les grands perdants. À ceci près que, pour éviter à la France le funeste destin de l’Italie, ils n’ont qu’une idée : réduire la dette, donc la voilure de l’État. « Restaurer l’ISF ne servira à rien, c’est une goutte dans l’océan. En revanche, il est nécessaire de réformer le système de santé luxueux dont bénéficient les Français. Je n’ai jamais compris pourquoi je n’ai rien à payer chez mon généraliste », fulmine Albert, citant le modèle suisse en exemple. Javier a, quant à lui, du mal à comprendre au nom de quoi les chômeurs touchent des allocations à 70 % pendant deux ans. « En Angleterre, tout se termine au bout de trois mois. Si tu n’as pas trouvé de travail, tu n’as plus rien. » Inutile de rappeler à Charles qu’une hôtesse de caisse ou un juriste d’entreprise risquent d’avoir plus de difficulté à trouver un emploi qu’un diplômé de HEC : « Si les gens savaient qu’ils ont seulement six mois d’allocation devant eux, ils seraient sans doute plus enclins à accepter les offres qu’on leur présente. » Du reste, tous les trois affirment qu’il y a du travail en France. Bertrand ne parvient pas à recruter des électriciens qualifiés pour les sociétés qu’il achète. Javier demande « à quoi sert de faire un DEUG en médiation culturelle, sinon à se préparer au chômage ? » sans oublier de préciser à quel point la valorisation des métiers manuels en Allemagne a contribué à la bonne santé économique du pays.

La fraternité des gilets d’or

À en juger par la similitude de leurs réactions, on a l’impression que ces « riches », comme on les désigne en bloc sur les ronds-points et les plateaux de télévision, sont aussi soudés par la détestation dont ils sont l’objet. Et peut-être par une peur qui monte. Il paraît qu’au plus fort de la crise, Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, a reçu nombre d’appels affolés de patrons invitant le patronat à faire des concessions.

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Découvrant les photos publiées au lendemain de l’acte III, le 1er décembre, Charles a eu ce cri du cœur : « Pauvre France ! » Les clichés montraient les boulevards parisiens mis à feu et à sang, les casseurs affublés de gilets fluorescents ou pas, les tags sur l’Arc de Triomphe. Un dérapage de trop à ses yeux : « Ça donne froid dans le dos, de savoir que l’annonce d’une augmentation du carburant de sept cents peut engendrer des conséquences aussi graves. Bon… J’en ai assez vu, je retourne sur YouPorn. » La violence, dont Albert a ressenti le souffle, bloqué dans sa voiture sur un rond-point où on voulait le contraindre à afficher un gilet jaune, a rebuté tout le monde. Aussi a-t-elle conduit la classe aisée à condamner en bloc le mouvement des « gilets jaunes ».  « J’ai vu sur YouTube deux bons pères de famille d’une cinquantaine d’années lancer des giclées d’essence et mettre le feu à une Mercedes. Qu’on ne me dise pas qu’il n’y a pas une haine des riches dans ce pays », s’indigne Javier. « Rien qu’en payant mes impôts, je fais infiniment plus pour la France que les mecs qui tapent sur ma bagnole. La manière dont on me traite est juste insupportable, alors qu’on devrait me dire “merci” », s’énerve Albert. Reste à savoir de quelle couleur seront les gilets portés par les nantis, s’ils s’aventurent à manifester leur ras-le-bol. Peut-être qu’Hermès lancera une série limitée.

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Janvier 2019 - Causeur #64

Article extrait du Magazine Causeur




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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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