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Arménie: l’identité guidant le peuple

Les manifestations qui secouent le pays sont aussi une lutte pour préserver son indépendance


Arménie: l’identité guidant le peuple
Un manifestant pro-Pachinian brandit le drapeau arménien lors d'une manifestation à Erevan, le 30 avril 2018. ©VANO SHLAMOV / AFP

Depuis le début du mois d’avril, l’Arménie est à nouveau secouée par des manifestations contre le pouvoir en place et l’emprise de la corruption sur les activités du pays. Mais au fond, les Arméniens luttent encore et toujours pour défendre leur identité…


Petit pays montagneux enclavé dans le Caucase méridional, l’Arménie est, depuis avril, le théâtre d’une révolution pacifique qui est en train de bousculer l’échiquier politique locale. Les contestataires tentent de modifier en profondeur l’actuel système politique, où une poignée d’oligarques détient l’essentiel de l’économie nationale et des postes de pouvoir.

Les manifestations proprement dites ont démarré le 12 avril par le blocage, par des manifestants, de plusieurs routes d’Erevan, la capitale du pays. Ces dernières n’étaient que l’aboutissement d’autres initiatives qui, elles, avaient commencé le 31 mars. C’est à cette date que Nikol Pachinian, député membre du parti politique Contrat civil et de la coalition d’opposition Yelk, a entamé une marche de 200 kilomètres de Gyumri, la deuxième ville d’Arménie, à Erevan. Nommée « Mon pas », l’initiative visait à protester contre l’élection au poste de Premier ministre de l’ancien président Serge Sarkissian, élu en 2008 et en 2013. Très impopulaire, les protestataires lui reprochent d’avoir été élu à l’aide de fraudes et d’être au centre du système oligarchique en place.

Militaires et prêtres aux côtés des manifestants

La marche a vite pris de l’ampleur. Des dizaines de milliers de citoyens ont rejoint Nikol Pachinian. Face à l’ampleur des manifestations, le gouvernement a rapidement décidé de mobiliser la police. Plusieurs centaines de citoyens, d’activistes et de journalistes ont été interpellés, blessés ou arrêtés durant les onze jours de protestations.

Le 17 avril, Serge Sarkissian est élu Premier ministre par son propre parti, le Parti républicain d’Arménie (HHK), majoritaire à l’Assemblée nationale, qui verrouille le système politique, social et économique du pays. Il est alors contraint, face à la montée des manifestations, désormais étendues au reste du pays, d’accepter de rencontrer Nikol Pachinian, devenu entre-temps le leader de la protestation. La rencontre aura lieu le 22 avril, face aux caméras, et durera trois minutes. Le néo Premier ministre déclare à cette occasion : « Vous n’avez tiré aucune leçon du 1er mars 2008 », référence explicite aux manifestations contre sa propre élection. Cette contestation, à laquelle avait participé Nikol Pachinian, s’était soldée par la mort de dix manifestants, tués par la police. Aucune enquête n’avait suivi.

Nikol Pachinian est arrêté à la sortie de la rencontre avec Sarkissian, et cela malgré son immunité parlementaire. Il sera libéré le lendemain, 23 avril, date à laquelle Serge Sarkissian accepte finalement de démissionner. Un certain nombre d’observateurs, dont Richard Giragosian, directeur du think-thank indépendant Regional Studies Center, basé à Erevan, soulignent l’importance de l’armée dans la chute de Sarkissian. Quelques heures avant, une centaine de militaires avaient en effet abandonné leurs casernes pour s’unir aux manifestants. Des prêtres de l’Église apostolique arménienne avaient, avant eux, rejoint le mouvement.

Sarkissian renonce, mais…

Karen Karapetyan, politique arménien proche de Moscou et ancien directeur de GazProm Armenia, lui succède en tant que Premier ministre par intérim et annonce, le 25 avril, l’organisation de nouvelles élections législatives. Pachinian, que Karapetyan a refusé de rencontrer, et les manifestants s’y opposent, accusant le gouvernement et Karapetyan de vouloir mettre en place des élections truquées pour permettre au HHK de rester au pouvoir, et demandent la création d’un gouvernement de transition.

Finalement, le 28 avril, le HHK déclare qu’il ne présentera pas de candidats et Nikol Pachinian est, lui, officiellement désigné candidat par sa coalition, Yelk, qui reçoit le support d’Arménie prospère, le parti de l’homme d’affaires, Gagik Tsarukyan, précédemment soutien du HHK.

La séance parlementaire pendant laquelle plusieurs députés interrogent les candidats au poste de Premier ministre, pour ensuite procéder à un vote, dure 9 heures et est suivi par l’ensemble du pays, y compris dans les rues et dans les places. Nikol Pachinian répond à 26 questions, dont 16 posées par le HHK, là où la précédente session de Serge Sarkissian avait duré 5 heures, pour seulement 8 questions, dont 4 posées par des membres de son propre parti.

La candidature de Nikol Pachinian est finalement rejetée par 56 votes sur 102. Les protestations se poursuivent, et de nouvelles élections sont organisées pour le 8 mai. Elections au cours desquelles, le HHK a déclaré qu’il votera pour le candidat qui aura obtenu le support d’un tiers du parlement.

Une longue marche contre la corruption

L’hostilité de la population à l’égard de Serge Sarkissian n’est pas le fruit d’un vague ras-le-bol né sur les réseaux sociaux. Il trouve son origine dans une longue et complexe concaténation de causes et d’effets.

Le système oligarque local est étroitement lié à la corruption endémique qui sévit dans le pays. Selon l’ONG, Transparency International, l’Arménie occupe la 107ème place sur 180 des pays répertoriés dans son indice de la corruption étatique (la France est 23ème). Une quarantaine d’oligarques contrôlent en effet l’essentiel des activités industrielles, commerciales et banquières d’Arménie, rendant extrêmement difficiles les initiatives privées. Cette emprise sur les activités du pays crée une périphérie misérable. Selon les données du Service national des statistiques d’Arménie de 2016, 29,4% de la population est en état de pauvreté.

Des élections régulièrement considérées comme truquées ont poussé la population arménienne à organiser des manifestations. Elles ont pris la forme de marches, initiatives citoyennes, blocage de routes. Cela n’a pas suffi à éviter la réforme constitutionnelle de 2015 par referendum, fortement soutenue par Serge Sarkissian et le HHK, et contestée par l’opposition. En prévision de la fin du mandat de Sarkissian, elle a transformé le système politique arménien, auparavant sémi-présidentiel en un régime parlementaire, où le pouvoir réel est détenu par le Premier ministre.

L’identité, un trésor arménien bien gardé

Mais le vrai point de saturation pour la population a probablement été la profonde crise sociale et militaire de 2016. En avril, des affrontements sur la ligne du cessez-le-feu entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh a fait des dizaines de morts. Ils ont même eu pour conséquence la perte de huit kilomètres de territoire au profit de l’Azerbaïdjan. Région peuplée majoritairement d’Arméniens mais placée en territoire azerbaïdjanais par Staline en 1921, le Haut-Karabagh a déclaré son indépendance en 1991, à l’occasion de la dislocation de l’URSS. Une longue guerre, de 1991 à 1994, s’est soldée par la victoire des troupes arméniennes et la signature d’un cessez-le-feu qui ne mit pas un terme à la guerre. Raison pour laquelle l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, demeurent en état de guerre latente. Les affrontements de 2016 ont révélé le réel état de l’armée arménienne, contrainte à combattre avec du matériel obsolète, alors que le gouvernement octroi à la police une grande partie du budget destiné à la défense.

C’est ce qui a conduit, à l’été de la même année, à une tentative de soulèvement lancée par le groupe armé, « Sasna Tserer », composé essentiellement par des vétérans de la guerre de 1991-1994. Au cours de cette « crise des otages », le groupe avait pris possession du commissariat de police du quartier d’Erebouni, dans la périphérie d’Erevan, et appelé la population et l’armée à renverser le régime de Serge Sarkissan. La crise a duré un mois et s’est terminée par la reddition du groupe, accompagnée de trois morts, de plusieurs dizaines de blessés et d’un grand nombre d’arrestations.

L’annonce de la candidature de Serge Sarkissian au poste de Premier ministre et la perspective d’un prolongement indéfini du HHK au pouvoir a donc été la goutte qui a fait déborder le vase.

L’Arménie, un pays sous influences…

La révolte en cours n’est pas sans conséquences sur la politique internationale de l’Arménie. Le petit pays caucasien se trouve en effet au carrefour de plusieurs intérêts internationaux : à la frontière de la Turquie, de la Géorgie (pro-occidentale depuis 2003), de l’Azerbaïdjan et de l’Iran. Deux frontières, celles avec l’Azerbaïdjan et avec la Turquie, sont fermées et militarisées en raison du conflit du Haut-Karabagh.

Pays faisant partie du Conseil de l’Europe, l’Arménie est étroitement liée à la Russie. 80% des Arméniens qui émigrent partent en Russie, et leurs familles dépendent en partie de ce qu’ils leur envoient. Erevan est également membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), sorte d’OTAN qui réunit plusieurs Etats de l’ancien espace soviétique et de l’Union économique eurasiatique (UEE), dominée par la Russie depuis 2014. Trois garnisons russes sont présentes sur le territoire arménien : à Erevan, Gyumri et Meghi, à la frontière avec l’Iran, et des soldats russes patrouillent le long de la frontière avec la Turquie.

La position stratégique de l’Arménie est donc fondamentale pour les projets russes, tant économiquement que militairement. Même l’opposant au régime, Nikol Pachinian, a donc très vite déclaré que l’Arménie aurait honoré les alliances avec la Russie même en cas de changement de pouvoir.

…qui tient à son indépendance

Nikol Pachinian a pourtant déclaré que les manifestations en cours n’étaient pas un nouvel « Euromaidan » : « Pas un seul centime a été pris de la part d’une agence étrangère pour ce mouvement ». Un peuple n’a peut-être pas besoin d’Open Society Foundations ou des États-Unis pour décider de son destin.

Situation incompréhensible pour l’occidental désormais habitué à marcher en un monde toujours plus ouvert et sans repère, errant dans une société liquide et désincarnée où l’individualisme est souverain, l’Arménie est habité par un peuple pour qui l’indépendance de son pays est une évidence. Cela crée de l’unité, qui va souvent au-delà des divisions individuelles. Les Arméniens sont Arméniens, se sentent Arméniens et savent que leur identité est étroitement liée au bien-être de leur pays et au souvenir de leur histoire commune, qui ne se réduit pas au seul génocide de 1915. Le système oligarque bafoue et manipule depuis trois décennies l’orgueil de ce peuple, et la guerre avec l’Azerbaïdjan demeure une épée de Damoclès au-dessus de la tête de la première nation chrétienne de l’histoire. Pour que l’Arménie vive que son peuple demeure arménien, il faut que cet état de fait change : telle est la raison ce mouvement de fond.

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