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Génocide arménien


Hémicycle de l'Assemblée nationale.
Hémicycle de l'Assemblée nationale. © AN.

L’Assemblée nationale a voté, hier, la proposition de loi de Valérie Boyer visant « à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ». La présidence de l’Assemblée avait enregistré le texte sous un intitulé un peu différent le 18 octobre dernier, puisqu’il s’agissait alors de porter « transposition du droit communautaire sur la lutte contre le racisme » et de réprimer « la contestation de l’existence du génocide arménien ». Entre temps, l’Europe et l’Arménie ont disparu de la carte. Reste un texte qui modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et instaure des sanctions applicables « à ceux qui ont contesté ou minimisé de façon outrancière l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide défini à l’article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française ».

Que s’est-il passé en deux mois pour que l’intitulé du texte soit à ce point édulcoré ? Les commissions ont fait leur œuvre, les amendements aussi. Le législateur ne s’abrite plus derrière l’Europe et la décision-cadre sur le racisme adoptée le 28 novembre 2008 par le Conseil européen : il y va solo. Comme il ne veut pas fâcher Ankara – c’est plutôt raté –, il choisit de ne faire aucune allusion au génocide arménien et étend la portée du texte « à tous les génocides », comme les commentateurs se plaisent à le répéter depuis hier. Tous les génocides ? Faisons le compte : la France ne reconnaît spécifiquement aux termes de la loi que deux seuls génocides : le juif et l’arménien. La loi Gayssot réprime, depuis 1990, les négationnistes du génocide juif. Les autres génocides que la justice internationale considère comme tels (Rwanda, ex-Yougoslavie) ne sont absolument pas visés ici. Il ne reste donc plus qu’un génocide concerné, et il est arménien.

Les quatre mille personnes qui ont manifesté devant l’Assemblée nationale à l’appel de la Fédération des Turcs de France, alors que les députés discutaient le texte, ne s’y sont pas trompées. Et c’est Hervé de Charette qui a certainement le mieux résumé la teneur essentielle de l’enjeu en déclarant aux abords de l’hémicycle que c’était un « débat indécent » et qu’il ne s’agissait ici que de « démagogie pré-électorale ». En gros, selon l’ancien ministre des Affaires étrangères, l’objectif était de se partager les 300 000 voix de ce que certains appellent la « communauté arménienne ». Comme le texte a été voté sur tous les bancs de l’Assemblée nationale, on appréciera l’habileté de la manœuvre : les Français d’origine arménienne penchant à gauche continueront à voter à gauche et ceux de droite à droite. Ça, c’est de la grande politique !

Rien ne changera donc. Il y aura bien des conséquences. La première, c’est que Paris vient de refroidir ses relations diplomatiques avec Ankara. J’hésite, d’ailleurs, à écrire « refroidir », puisque c’est l’inverse qui se produit exactement : ça chauffe un peu. L’ambassadeur turc en France a fait ses valises. Les ports turcs sont interdits à nos navires. Et le Premier ministre Erdogan a dit songer à une série de représailles qu’en politicien prévoyant il ne mettra évidemment pas en œuvre. Pour satisfaire son opinion publique, il n’ira peut-être pas, cette année, faire ses courses de réveillon au Carrouf d’Eskisehir. Puis tout reprendra son cours.

Seconde conséquence : la France est devenue, par la grâce de nos députés, un théâtre d’affrontement idéologique sur des affaires qui ne nous concernent pas. Si l’appareil d’État a une responsabilité certaine dans la réalisation du génocide juif, le génocide arménien ne nous regarde aucunement. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Nous avons été le seul pays au monde à tendre, au moment où il le fallait, une main secourable aux Arméniens victimes des exactions turques. C’était en septembre 1915. Les vice-amiraux de la 3e escadre française, Dartige du Fournet et Darrieus, ordonnèrent de bombarder les positions turques afin de procéder à l’évacuation de plus de quatre mille Arméniens de la région du Musa Dagh. Cela reste le tout premier exemple, dans l’histoire moderne, d’une action militaire humanitaire comme de l’utilisation de l’armée comme force d’interposition.

Ce qu’un État digne de ce nom devrait faire, ce n’est pas reconnaître le génocide arménien, comme le Parlement l’a fait en 2001, ni prévoir des sanctions pour ceux qui en nient l’existence, comme nous sommes en train de le faire, mais élever une statue à Louis Auguste Dartige du Fournet et à Gabriel Darrieus, et inscrire, pour ce qu’ils ont fait, leur nom dans le marbre. Seulement, nous ne voulons plus de héros ni d’hommes d’honneur. Nous ne voulons plus leur accorder aucune place dans notre histoire nationale. À eux, nous promettons l’oubli, puisque nous avons choisi pour notre pays le parti éperdu de la commisération. Il nous faut des victimes, en grosse quantité ; nous avons de grosses larmes à verser. Nous n’en produisons pas assez chez nous ? Allons en chercher ailleurs, et même dans le passé. Gare à celui qui ne veut pas pleurer avec nous, nous qui sommes devenus un peuple de pleureurs, il comparaîtra devant nos tribunaux !

Évidemment que le génocide arménien a été perpétré par la Turquie : pendant un peu plus d’un an, ce furent massacres en nombre et déportation pour les Arméniens d’Anatolie. Les trois quarts d’entre eux furent exterminés par les Jeunes Turcs, au cours d’un processus qui avait été planifié. Ce ne fut pas une tuerie par erreur ou par distraction. Tous les historiens s’accordent sur cette question. Certains d’entre eux, comme Bernard Lewis, professeur émérite à Princeton et spécialiste de la Turquie et du monde musulman, ont pu porter des interrogations sur tel ou tel aspect, mais jamais ils n’ont remis en cause le million et demi de morts arméniens. Lewis a tenté de replacer, par exemple, la question de la déportation dans la logique ottomane de « transfert de population » – démontrant ainsi que la rupture opérée par les Jeunes Turcs avec l’Empire ottoman n’était que superficielle et qu’au fond ils héritaient d’une « tradition » qu’ils faisaient prospérer. Il a également, comme tout historien qui se respecte, essayé de regarder dans quelle mesure on pouvait qualifier les tueries de 1915 et de 1916 de génocidaires, interrogeant notamment l’intentionnalité des Jeunes Turcs, qui n’étaient franchement pas très regardants sur l’origine de ceux qu’ils assassinaient… Ces braves hommes étaient des sanguinaires à peu près universels.

Est-ce un crime, pour un historien, de se demander si un génocide est bien un génocide ? Cela n’enlève rien aux victimes. Cela ne remet en cause ni leur douleur ni leur calvaire. C’est juste une petite question de vérité historique.

Si l’on s’en tient aujourd’hui à la loi qui vient d’être votée à l’Assemblée nationale en première lecture, Bernard Lewis, suspecté par certains de négationnisme, ne pourrait pas être inquiété. Pourquoi ? Le professeur Lewis est un garçon mesuré et pondéré – un garçon de 95 ans l’est en règle générale. Or, la loi vise uniquement ceux qui ont « contesté ou minimisé de façon outrancière » un génocide. Vous avez bien lu ? Si vous contestez la réalité du génocide arménien d’une manière mesurée, l’air de rien, un tantinet détaché et absent, vous n’encourrez pas les foudres de la loi.

Tout ce débat, comme l’a dit Hervé de Charette, ne vaut rien. Enfin si, il vaut quelque chose. Ce que le Parlement est en train de faire, c’est de jeter le discrédit sur l’existence même du génocide arménien. Nous avions commencé en 2001 – nous persistons aujourd’hui en l’accompagnant d’un arsenal répressif – avec le vote d’une loi stupéfiante de stupidité, comme l’est la plupart des lois à article unique[1. Une loi stupide, mais également inconstitutionnelle, comme le doyen Vedel l’a écrit peu de temps avant sa mort. Elle contrevient notamment à l’article 34 de la Constitution, qui détermine les domaines que la loi règlemente.] : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. La présente loi sera exécutée comme loi de l’État. » Lorsque l’on érige, par la loi, une vérité historique en vérité officielle, c’est l’histoire que l’on dessert et c’est la réalité-même de l’événement que l’on affaiblit considérablement.

Les événements n’ont pas besoin de loi pour exister. Ils sont ou ne sont pas. Les historiens élucident, par leurs travaux et leurs recherches, les conditions dans lesquelles ils se sont produits. Quant aux États, ils rendent des hommages, élèvent des monuments et procèdent à des commémorations. Mais leur rôle n’est pas de dire l’histoire ni de voter des lois reconnaissant tel événement historique. Et pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Qu’attend-on pour légiférer sur le génocide rwandais ? ou sur le massacre de Srebrenica ?

Ah, mais c’est qu’il y avait urgence, comme l’a affirmé hier Patrick Devedjian au micro de BFM-TV : il fallait mettre un terme à l’offensive des négationnistes du génocide arménien dont la vague, paraît-il, est en train de submerger le pays. J’avais bien vu la crise économique, les difficultés de notre système scolaire et deux ou trois autres légers petits problèmes dont la France est aujourd’hui affectée. Mais je n’avais pas remarqué qu’à chaque coin de rue le pays en était à nier en masse le génocide de 1915… Cela m’avait échappé. Pardon.

Le pire, avec les lois « mémorielles », ce n’est pas leur stupidité intrinsèque ni qu’elles desservent l’histoire, elles sont, de surcroît, d’une inefficacité totale. Et c’est la plus grande faute politique qu’un parlementaire puisse commettre : voter une loi qui ne sert à rien. Circonstances aggravantes : le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, avait réuni en novembre 2008 une mission d’information sur les questions mémorielles. Un travail remarquable avait alors été accompli. Le rapport d’information pointait sévèrement les risques contenus dans les lois mémorielles : risques d’inconstitutionnalité, d’atteinte à la liberté d’opinion et d’expression, d’atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs, de remise en cause des fondements mêmes de la discipline historique, de fragilisation de la société française et une source possible d’embarras diplomatique. Et les parlementaires concluaient sagement la mission en rappelant que « le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales ». Trois ans plus tard, ils ont tout oublié de leurs bonnes résolutions : quelle mémoire !

L’inanité des lois « mémorielles » n’est plus à démontrer. Il n’a pas fallu attendre la fadaise qu’est la loi Gayssot pour voir Robert Faurisson condamné en France par un tribunal. Depuis 1972, les magistrats disposent de la loi Pleven : elle leur laisse toute latitude pour condamner, au nom de la haine raciale, un négationniste. Si l’on écoute Robert Badinter, qui fut président du Conseil constitutionnel et qui n’est pas le moindre de nos juristes, ces lois dites « mémorielles » ne sont en réalité que des lois « compassionnelles ». Entendez par là qu’un jour on veut se rallier à soi l’électorat feuj, le jour d’après l’électorat arménien. Et demain, ce sera quoi ? Une loi spécifique reconnaissant le génocide des Assyriens d’Irak en 1933 ? Dieu soit loué : le lobby assyrien ne pèse pas bésef dans le corps électoral français. On l’a échappé belle !

Sérieusement, la France n’a rien à voir avec le génocide arménien. L’armée française a juste été, quand il le fallait et là où il le fallait, assez exemplaire. Pourquoi alors voter une loi ? Parce que nous nous sommes subitement découverts une conscience planétaire de la mémoire génocidaire. Alors, le Parlement n’a pas fini de voter : les Amérindiens, les Tibétains, les Cambodgiens, les Bosniaques de Srebrenica, les Tutsis ne méritent-ils pas eux aussi une loi ?

Nos devoirs ne regardent pas seulement le passé. Nos obligations s’exercent envers l’avenir. Il nous faut donc continuer à maintenir la reconnaissance du génocide arménien comme une condition sine qua non de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne – parce que le rapport à la vérité historique est une question de civilisation. Mais ce n’est pas en opposant une vérité officielle française à la vérité officielle turque que nous ferons avancer les choses. Notre rôle est, au contraire, d’aider les Turcs à rompre avec la logique de la vérité d’État : l’homme turc n’est pas assez entré dans une fac d’histoire. Nous, nous sommes en train d’en sortir.

Au lieu d’aller pêcher les voix de l’électorat d’origine arménienne comme l’Assemblée vient de le faire, nous aurions été beaucoup plus avisés de soutenir les écrivains et les intellectuels turcs qui, comme Orhan Pamuk, invalident la vérité officielle et osent parler, dans leur propre pays, du génocide arménien. Soutenons-les, car aucune vérité officielle ne vaut finalement rien, qu’elle soit votée à Paris ou à Ankara.



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