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L’annus horribilis des élites


L’annus horribilis des élites
Jennifer Lopez et Marc Anthony aux côtés d'Hillary Clinton lors d'un concert de soutien à sa candidature, Miami, octobre 2016.
Jennifer Lopez et Marc Anthony aux côtés d'Hillary Clinton lors d'un concert de soutien à sa candidature, Miami, octobre 2016.

Qu’importent les mots pour le dire – débâcle, débandade, fiasco – quand l’échec patent des « élites », qui fait la une des journaux, ne conduit qu’à stigmatiser les peuples qui s’en donnent à cœur joie de bousculer les pronostics. Le plus extraordinaire dans cette histoire est ce qu’elle révèle quant à la conception de la démocratie desdites élites, toujours prêtes à encenser l’Autre tant qu’il n’est qu’un clone inoffensif du Même, mais beaucoup plus réticentes dès lors qu’elles prennent l’altérité en pleine gueule, comme ces derniers temps. Mais une « élite » qui n’a rien vu venir, n’a pas su prévenir, et qui de plus s’insurge contre le verdict des urnes, n’apporte-t-elle pas la preuve qu’elle a usurpé ce titre ?

Il faut pourtant être bien aveugle pour ne pas voir que la montée du « populisme » n’est jamais que l’envers trivial de l’admiration éperdue, de l’estime inoxydable que se portent à eux-mêmes et que s’accordent entre eux les membres de la caste qu’on nomme on ne sait plus trop pourquoi « élite », aujourd’hui prise en flagrant délit d’insignifiance et d’incompétence. Le temps n’est plus, et c’est tant mieux, où une « élection » divine ou native consacrait sa légitimité. Il faudrait d’urgence trouver un autre mot pour désigner la nébuleuse informe qu’est ce nouvel élitisme, scintillant comme un gâteau de fête, mais sans davantage de qualités spécifiques que ces individus inconsistants et arrogants dont Robert Musil décrivit au début du xxe siècle l’irrésistible ascension sociale : « Et brusquement, toutes les positions importantes et privilégiées de l’esprit se trouvèrent tenues par ces gens-là, toutes les décisions prises dans leur sens. » (L’homme sans qualités, 1931.)

Musil n’avait encore rien vu de l’« élitisme » fabriqué par les médias par la rencontre improbable, sur les plateaux de télévision, d’une bimbo siliconée au QI très limité, d’un intello qui ne pourra que mâcher ses mots et de l’incontournable chanteur (ou chanteuse) au look hyper branché. Ajoutez le sportif aux performances irréprochables et le savant, tous deux garants du degré de réalité dans laquelle ce beau monde est censé évoluer. Cette « élite » n’a aucun message commun à délivrer, mais cache mal son plaisir d’être là, entre soi, alors même que sa surexposition médiatique la prive de toute crédibilité quant aux valeurs altruistes et universelles qu’elle prétend défendre et incarner. Du face-à-face jusqu’alors inédit entre les peuples et cette pseudo-élite l’issue est donc incertaine, selon que ces « ploucs » s’identifieront ou non au « grand public » recherché par les télés du monde entier.

Le terrain avait, il est vrai, été préparé par l’attitude pour le moins ambiguë des démocraties occidentales à l’endroit de l’élitisme. Fallait-il lui tordre définitivement le cou en faveur d’un égalitarisme consensuel, ou en préserver l’exigence dans un cadre démocratique ? L’école française ne serait pas dans un tel état si[access capability= »lire_inedits »] ses responsables divers s’étaient montrés capables d’apporter une réponse nuancée mais claire à ce déjà vieux débat. Or l’abolition de toute méritocratie, dont ceux qui la prônent s’indignent rarement de faire eux-mêmes partie des VIP, n’a pas réellement fait émerger les plus talentueux, valeureux, courageux – ceux qui forment l’élite pour ne pas dire l’« aristocratie », fleuron de toute démocratie quand elle n’a pas cédé aux séductions de la démagogie. En revanche, si l’idéal démocratique n’a plus d’autre horizon que de fabriquer les futurs esclaves du capitalisme mondial et des zombies rivés à leurs écrans, on finit par comprendre que certains « jeunes » lui préfèrent l’élitisme brutal des bandes rivales. Un caïd au moins, on le respecte !

Tirez donc sur l’élitisme et il revient au galop, sous les formes caricaturales et crépusculaires qu’on lui connaît aujourd’hui. Tandis que l’école laisse un nombre grandissant d’enfants sur le pavé, les ritournelles de supermarché font des adeptes : Pourquoi ne serais-je pas moi aussi une star, puisque je le vaux bien ? Et si vous avez l’imprudence de dire que telle n’est pas la véritable élite, œuvrant dans l’ombre loin des caméras, il vous sera demandé selon quels critères vous vous permettez de distinguer ainsi le vrai du faux. La marge de manœuvre semble donc faible entre le relativisme, fossoyeur de toute excellence, et ce pseudo-élitisme racoleur qui consacre en fait le nivellement, ludique et festif comme il se doit, des mérites et des talents.

Mais le mal ne vient pas que de cette médiatisation intensive, promouvant en un temps record à peu près n’importe qui et n’importe quoi. Il vient aussi d’un travail de sape plus profond, qui met sur un plan d’égalité des formes diverses d’excellence dont l’exemplarité est en fait très variable. Quoi de plus grotesque à cet égard que des « célébrités » [sic] se portant au secours d’un chef d’État à leurs yeux injustement malmené par les médias ? Les « spécialistes » par contre sont d’autant moins présents dans le débat public qu’ils sont conscients de la complexité des situations, et peu portés à l’histrionisme. Un sportif de haut niveau, un savant nobélisable, un chef d’entreprise audacieux ont beau être, chacun à sa manière, des acteurs de premier plan, le cumul de ces réussites aura au mieux un effet stimulant s’il n’est pas accompagné d’un autre élément, que j’ose dire charismatique, plaçant de facto l’élite à un poste d’avant-garde où elle court de vrais risques, responsable qu’elle se sent être du bien commun. Célèbre ou pas, l’élite qui se respecte sait ce qu’elle a à faire pour ne pas démériter de cette singulière « élection ». Parlons donc davantage des devoirs de l’élite que de ses droits, surtout lorsqu’ils sont braconnés dans les eaux troubles qu’agitent avec délectation les médias. Le Soulèvement contre le monde secondaire dont a si bien parlé Botho Strauss ne fait à cet égard que commencer.

Ce qu’on demande à n’importe quel spécialiste – voir et prévoir, diagnostiquer et traiter – on devrait pouvoir l’exiger de ceux et celles qui bénéficient des avantages réservés à l’élite. Mais quand ceux qui s’en disent les représentants sont à ce point privés de discernement, la « débâcle des élites » est une bonne nouvelle. Surtout si cette Bérézina met fin à l’alliance entre incompétence et arrogance, et si les chiens de garde de la bien-pensance s’en retournent faire leurs classes sur les terres qu’ils ont depuis trop longtemps désertées.

Ainsi n’en finit-on pas de rejouer La Trahison des clercs, même si la défense de la Raison contre les idéologies ne semble plus l’enjeu majeur du débat, comme à l’époque où parut le pamphlet de Julien Benda (1927). Trahison il y a bel et bien, oui, dès que les performances tiennent lieu d’excellence, et que les « indignés » de tous bords tiennent le haut du pavé au lieu d’exercer avec fermeté le droit de réserve et de retrait qui ferait d’eux des réfractaires. Contrainte au silence, caricaturée ou opprimée, une élite digne de ce nom combat dans l’ombre ou s’exile, mais ne subit aucune débâcle. Une forme encore inédite de résistance reste donc à inventer.[/access]



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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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