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France Inter ou la bienséance culturelle


France Inter ou la bienséance culturelle
Michèle Torr (à droite), avec Sylvie Vartan et Claude François, Cannes, 1965
France Inter Michèle Torr Sylvie Vartan
Michèle Torr (à droite), avec Sylvie Vartan et Claude François, Cannes, 1965

À la radio d’État française, on a son esthétique, c’est-à-dire sa morale, c’est-à-dire sa bienséance. On y transgresse selon la norme en vigueur, on y est conforme par crainte d’être exclu de la Tribu. Le goût y est dominant, c’est-à-dire uniforme : il relève d’un certain chic municipal (par référence à la dominante culturelle de la mairie de Paris) : on a ses artistes, ses poulains, ses protégés. Ils sont choyés, encensés. Tout le reste est honni ou ignoré, voire méprisé.
Un exemple de ce comportement nous a été donné dans le 6/9 du dimanche 8 octobre, tranche horaire animée par Patricia Martin. Sa voix agréable appartient, comme celle de Patrick Cohen, au registre de la séduction radiophonique. Mais, alors que Cohen veut « enrober » le micro, le saturer de son désir, le timbre de Patricia Martin retient l’attention par une note d’ironie légère, de gaieté non feinte, ce qui lui donne une maîtrise de l’antenne sur un mode un peu plan-plan, mais sans arrogance ni abus de gorge. [access capability= »lire_inedits »]

Vers 6 h 50 intervient Aurore Vincenti, linguiste, dans le cadre d’une chronique intitulée « Dico somatique ». Pour ce qui est de la voix, je me désole immédiatement de lui trouver une ressemblance avec celle de Cécile Duflot. La dame traite du genou : son articulation, l’usage du mot, son symbole. C’est bien mené, astucieux, savant sans être pédant. Aurore Vincenti examine toutes les facettes de son sujet, jusqu’à la génuflexion, posture d’admiration, d’humilité ou d’humiliation, voire plus si affinités – et là, ça se gâte, si l’on ose cette formule : « La caresse qui se pratique à genoux peut susciter le refus de se mettre dans une position de soumission. »

On ne saura pas de quelle caresse (de quelle gâterie) il s’agit, ni qui, de l’homme, de la femme ou du transgenre, s’accroupit, s’agenouille, se soumet adorablement, et, s’il y a alternance de génuflexion, lequel des trois fait l’ange quand les deux autres font la bête. Pour illustrer son propos, elle fait entendre un bref extrait d’une chanson de Michèle Torr « À tes genoux » : « À tes genoux/Je tombe à tes genoux/Ma franchise te fait sourire/Ton orgueil d’homme est sans pitié/Puisque tu dois m’abandonner. »

Patricia Martin, alors, manifeste son étonnement : « Si l’on m’avait dit qu’on passerait du Michèle Torr un matin sur France Inter ! »
Aurore se défend mollement : « Ah ! écoutez, il faut de tout pour faire un monde », puis elle poursuit son exposé sur le genou. Et le propos se conclut sur « J’aime tes genoux », rendu célèbre par le regretté Henri Salvador, qui emporte l’adhésion de Patricia et d’Aurore. Apprécient-elles également « La main au cul » et son refrain entraînant : « Si je te foutais la main au cul/Tu ferais beaucoup moins d’histoires/Je gagnerais le temps perdu/T’en redemanderais, tu peux me croire. »

Il ne se trouve personne pour faire observer que Michèle Torr est une chanteuse respectable, digne fille de Piaf, qui poursuit sur toutes les routes de France et de Navarre une carrière commencée en 1963, et qu’elle distrait, plus certainement encore que les ondes de France Inter, des dizaines de milliers de Français de l’angoisse fondamentale d’être au monde, comme le font inlassablement Hervé Vilard, Gérard Lenorman, Sheila et quelques autres avec eux, tous membres d’une corporation de roulottes, de chapiteaux, de salles municipales et de bastringues enjoués.

Michèle Torr à France Inter, c’est une faute de goût : on n’est pas chez les concierges de Radio Montmartre ! Dommage ! J’attendais de Patricia M. qu’elle prît le risque de défendre le slow, ce sanglot sulpicien, cette désolation sur un rythme binaire, ce blues navré de la moiteur amoureuse. Le slow, nous suggère Michèle Torr, est une comédie lente que se donnent à elles-mêmes deux personnes menacées par la désillusion et l’ennui. En passant, elle nous rappelle la leçon fondamentale administrée par l’illustre Oscar Wilde : « L’amour est un sacrement qui doit être pris à genoux. »[/access]



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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