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Ordre militaire contre morale kanak


L'Ordre et la morale

Le 5 mai 1988, quarante-huit heures avant le second tour de l’élection présidentielle, 72 combattants d’élite français se lancent à l’assaut d’une grotte au milieu de la jungle sur l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. Après de longs combats, les hommes du GIGN, du 11e Choc et du « commando Hubert » libèrent les 27 gendarmes français retenus en otages depuis deux semaines par un commando d’indépendantistes kanaks. Bilan : 2 militaires et 19 preneurs d’otages morts. Tous citoyens français. Presque un quart de siècle plus tard, une question continue à hanter les esprits : ce dénouement sanglant était-il inévitable ?

Dans L’Ordre et la morale, Mathieu Kassovitz répond clairement par la négative. Pour lui, il était possible de parvenir à une issue négociée, sans effusion de sang, mais des politiciens cyniques ont préféré mater l’indigène pour l’exemple et pour servir leurs intérêts. Premier ministre et candidat à la présidentielle, Jacques Chirac a opté pour la manière forte dans le seul but de séduire l’électorat lepéniste. C’est que, toujours selon Kassovitz, l’attaque lancée le 22 avril contre la gendarmerie de Fayaoué par un commando kanak téléguidé par le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) a réveillé en Métropole les vieux réflexes colonialistes. Kassovitz ne voit pas − ou ne veut pas voir − que l’assaut, au cours duquel 4 gendarmes ont été tués, leurs camarades enlevés et emmenés dans une grotte au milieu de la jungle et l’armurerie pillée, ne pouvait que faire l’effet d’un électrochoc pour un pays en campagne électorale à des milliers de kilomètres d’Ouvéa − et il est à vrai à des années-lumière du combat kanak. Du reste, créer un électrochoc était bien l’objectif des indépendantistes.

À défaut d’être convaincante, sa thèse est claire : c’est la grande faiblesse de son film. L’Ordre et la morale est un film en noir et blanc, un remake du Bon, la brute et le truand.[access capability= »lire_inedits »] Kassovitz questionne les détails : il n’interroge jamais l’ensemble. Pour lui, il va de soi que la lutte de libération kanake est légitime puisqu’il s’agit de lutter contre une oppression coloniale. Ce qui le conduit évidemment à proscrire l’emploi du mot « terrorisme » et, après tout, c’est son droit. L’exigence intellectuelle aurait dû l’inciter à discuter, fût-ce pour les récuser, les arguments de ceux qui pensaient au contraire que la France avait affaire à un chantage terroriste. Kassovitz connaît la musique avant que le concert commence : cette sémantique vieille comme l’impérialisme a toujours été employée par des puissants avides des richesses des peuples dominés pour décrédibiliser les glorieuses luttes des damnés de la terre. N’est-ce pas de « terroristes » que les Allemands qualifiaient la Résistance, et la France mitterrando-molletiste le FLN ? On ne l’empêchera pas de soulever le tapis du réel pour débusquer les crimes de l’Occident.

Dommage : avec la sensibilité et le talent qui sont les siens, s’il avait cherché à comprendre plutôt qu’à juger, s’il s’était colleté avec la complexité des choses, il aurait fait une œuvre. En pensant contre lui-même, il ne se serait pas arrêté aux analogies implicites qui guident sa caméra : il aurait recensé, à côté des similarités entre Alger 1957 et Ouvéa 1988, les différences fondamentales entre les deux situations. Il est indéniable que, sur des points aussi essentiels que le pouvoir économique et la distribution des terres, on pourrait dire que la Calédonie de l’ère mitterrandienne (le Président, pas le ministre de l’Intérieur) vit sous le régime d’un colonialisme de fait. Mais, sauf à professer que l’homme est exclusivement défini par sa place dans les processus de production, ce que les plus obtus des paléonto-marxistes n’osent pas faire, l’existence, dans le « Territoire d’outre-mer » de 1988, d’un État de droit inconnu dans la colonie de 1950 n’est pas un point de détail de l’Histoire. Il n’est pas indifférent que la Loi protège l’injustice ou qu’elle protège contre l’injustice − aussi imparfaite soit cette protection. À vrai dire, la période coloniale mériterait elle-même un traitement plus nuancé que ces certitudes rétrospectives, mais le boulot d’un cinéaste n’est pas d’écrire des thèses : Kassovitz exprime notre sensibilité commune d’individus démocratiques révoltés et éberlués par l’oppression coloniale menée par leurs ancêtres. Nous savons, nous, que tout homme en vaut un autre. Nous savons qu’aucun être humain n’est le sauvage d’un autre parce que sauvages, c’est nous, les Occidentaux, qui l’avons été. N’en déplaise au cinéaste indigné, même Bernard Pons le sait[1. Bernard Pons : ancien résistant, ministre des DOM-TOM et poids lourd du RPR, dépêché sur place pour gérer la crise.]. Même le général Vidal le sait . En leur prêtant des idées dignes de Tintin au Congo, Mathieu Kassovitz s’offre un succès facile, du genre de ceux qu’on obtient avec une diatribe bien sentie sur les turpitudes des « riches » ou des « marchés ».

Ce western a évidemment son « bon » − en l’occurrence le capitaine Philippe Legorjus, alors chef du GIGN, incarné dans le film par Kassovitz lui-même. L’Ordre et la morale ne fait pas dans le bon sentiment jusqu’au bout puisqu’à la fin, James Bond perd, preuve que l’Histoire est plus tragique qu’un film hollywoodien. Ce qui rend le personnage de Legorjus encore plus édifiant, c’est qu’il est un héros solitaire qui a le courage de se retourner contre les siens parce que certains principes valent plus que toutes les appartenances : on pense à de Gaulle écrivant L’Armée de métier.

Il faut rendre justice à l’homme Legorjus : il est plus subtil que son double de cinéma, même si le numéro auquel il s’est livré sur les plateaux de télé, dans un étrange duo où le cinéaste semblait, pour le coup, diriger son comédien pouvait laisser penser le contraire. « Je ne suis pas le Legorjus du film », prévient-il en préambule. Il n’en dira pas plus sur le film lui-même et sur les thèses qu’il véhicule.
Certes, il a, sur ces événements qui l’ont conduit à quitter la gendarmerie, un point de vue très tranché, exposé dans La Morale et l’action, livre publié en 1990, un an après son départ de l’armée[3. Philippe Legorjus et Jean-Michel Caradec’h : La Morale et l’action, Fixot, 1990. Une version légèrement remaniée du livre, comportant quelques pages supplémentaires, est parue pour accompagner le lancement du film. Philippe Legorjus et Jacques Follorou : Ouvéa, la République et la morale, préface de Mathieu Kassovitz, éditions Plon, novembre 2011.] et qui a fortement inspiré le scénario. Mais il ne passe pas sa vie à ruminer ce douloureux passé. Lorsque Mathieu Kassovitz le contacte, au début des années 2000, Philippe Legorjus a tourné la page. Bien sûr, il n’oubliera jamais cette expérience dont il parle avec calme et précision. Il est toujours convaincu que, si on l’avait laissé faire, il serait parvenu à un dénouement pacifique. Mais il mène sa vie d’entrepreneur en série, de père de famille et d’amateur de sport extrême sans s’abandonner à la rancœur.

Les deux hommes partent du même récit, ils ne racontent pas la même histoire. Mathieu Kassovitz assène, l’ancien chef du GIGN témoigne et analyse. Tout en défendant ses choix − contestés d’ailleurs par certains acteurs du drame −, il n’évacue pas les arguments de ses adversaires par le silence. Cette honnêteté minimale fait que ses lecteurs et interlocuteurs peuvent puiser dans sa réflexion de quoi se forger leur propre opinion.

En lisant Legorjus, on mesure la responsabilité de la direction du mouvement indépendantiste. En supposant que Chirac ait eu les motivations cyniques que lui prête Kassovitz, les leaders du FLNKS ont au moins été aussi cyniques que lui en cherchant clairement, et les premiers, à exploiter l’élection présidentielle − dont l’imminence n’a sans doute pas échappé aux cerveaux de cette opération parfaitement préparée. L’attaque intervient quarante-huit heures avant un premier tour dans lequel les deux favoris sont le président sortant, François Mitterrand, et son Premier ministre, Jacques Chirac. Le même jour doivent avoir lieu des élections territoriales déterminantes pour le statut futur du territoire. Sur le terrain, la tension est vive. Les Kanaks souffrent et s’impatientent, les Caldoches ont peur et se radicalisent. En frappant à ce moment-là, la direction du FLNKS sait qu’en cas d’incident grave, l’État sera condamné à la fermeté − en tout cas, elle sait que ceux qui le dirigent le penseront − et que le moindre pépin peut déclencher une montée aux extrêmes. Et c’est exactement ce qui s’est produit.

À la veille de cette double échéance cruciale, Paris envoie des renforts pour assurer le bon déroulement du scrutin. Mais si les gendarmes stationnés sur place, qui connaissent leurs « clients », sont rompus au petit jeu des « occupations pacifiques » de gendarmerie − huit incidents dans les trois années précédentes −, les hommes venus leur prêter main-forte ne connaissent rien à ce lointain bout de France. Le commando risque d’être confronté à des gendarmes qui ignorent tout de cette terre et de ceux qui la peuplent, des codes qui régissent les relations entre adversaires. Pour jouer à ce genre de jeu, il faut être certain que tout le monde suit les mêmes règles. Cela aussi, le FLNKS le sait. S’il s’agissait seulement de réussir une opération politique particulièrement spectaculaire, le risque de dérapage était maximal. Quand, le matin du 24 avril, le commando kanak tente d’occuper la gendarmerie de Fayaoué, ils croisent donc non seulement des gendarmes locaux, mais aussi des hommes récemment débarqués de France.

Chef des renforts affectés à Fayaoué, le lieutenant Florentin voit un Kanak menacer le maréchal-des-logis-chef Lacroix, qui commande les « territoriaux », en hurlant : « Ton arme, vite ! » Il dégaine et tire sur les assaillants. Peut-être aurait-il réussi, avec une connaissance de cette terre et de ses habitants, à faire tomber la tension d’un geste ou d’une phrase. Alengrin, l’autre gendarme présent dans le bureau pendant ces secondes déterminantes et qui a également ouvert le feu sur les assaillants, était lui aussi arrivé depuis peu. Paniqués par cette réaction inhabituelle, les Kanaks tirent, tuant 4 gendarmes et en blessant d’autres. Vingt-sept autres militaires sont pris en otage. Séparés en deux groupes, ils sont embarqués dans les véhicules de la gendarmerie vers leurs lieux de détention : 12 hommes, conduits dans le sud de l’île, seront libérés trois jours plus tard. Les 15 autres, accompagnés de deux douzaines de Kanaks, sont emmenés dans la grotte d’Ouvéa, dans le nord. En quelques secondes, l’« occupation pacifique » est devenue une prise d’otages.

Les choix politiques et opérationnels du FLNKS ont donc été au moins aussi déterminants dans l’enchaînement fatal que les erreurs commises par l’État dans la gestion de la crise. Mais sur cela, Kassovitz fait l’impasse. Il ne voit que des coupables d’un côté et des victimes de l’autre. L’humanité est éternellement divisée entre « keufs » et « Beurs », selon la formule lapidaire de Jean-Pierre Chevènement dans l’entretien qu’il nous a accordé.

Dans un premier temps, l’État choisit de laisser une chance à la négociation. Dépêché sur le théâtre des opérations, le chef du GIGN, le capitaine Legorjus, doit gagner la confiance des ravisseurs. Mais, au fil des jours, les autorités font de moins en moins confiance à cette stratégie, convaincues que, sans ordre clair du FLNKS, les ravisseurs ne bougeront pas. Or, plus le temps passe, plus il apparaît que les indépendantistes n’entendent pas favoriser un dénouement pacifique de la crise, voire qu’ils espèrent qu’elle va dégénérer encore plus. Dans les années qui suivront, des voix s’élèveront dans le camp indépendantiste kanak pour dénoncer ce comportement irresponsable de la direction du FLNKS.

Le plus grave est que, très vite, l’État cesse de parler d’une seule voix, l’affrontement au sommet se traduisant par une cacophonie sur le terrain. Et c’est le capitaine Legorjus qui, avec les meilleures intentions du monde, celles de sauver des vies et de ramener le calme, est à l’origine de la délétère politisation du dossier. Redoutant que Chirac, à Matignon, ne manipule son adversaire et Président, le chef du GIGN prend le risque de court-circuiter toute la hiérarchie militaro-politique et de contacter directement l’Élysée. Certes, son courage, la force de ses convictions et sa détermination forcent l’admiration, mais comment ne pas comprendre la fureur de Bernard Pons quand il apprend que le chef du GIGN agit dans son dos ? Au bout de dix jours, l’impasse semble totale. Pons et le général Vidal[2. Général Jacques Vidal, patron des opérations sur le plan militaire.] ont perdu toute confiance en leur homme et ne croient plus à l’option négociée qu’il défend. La décision d’intervenir est prise. Les hommes qui pénètrent dans la grotte ont forcément l’ordre de donner la priorité absolue à la vie des otages − donc d’éliminer tout représentant de l’ennemi placé sous leur feu au cours de leur progression. Entre l’armée française et le commando indépendantiste, le rapport de forces est évidemment inégal. Le bilan, 2 gendarmes et 19 Kanaks tués, reflète ce déséquilibre

Comment a été prise la décision ? Par qui ? Là-dessus, on a peu de détails. Mais il est inimaginable que le Président de la République, chef suprême des armées, ait été tenu à l’écart. Jacques Chirac a-t-il nourri les sombres visées électoralistes que lui prête Kassovitz ? Rien ne le prouve ni ne l’infirme. On peut penser qu’en décidant de faire usage de la force quarante-huit heures seulement avant le deuxième tour de la présidentielle, les autorités ont à leur tour pris le risque de déclencher une tragédie. Rien ne permet d’accuser qui que ce soit d’avoir délibérément sacrifié des vies kanakes pour frapper l’opinion. Il ne faut pas oublier que 27 gendarmes sont détenus par un commando qui a déjà tué. Aucun État ne peut accepter cela.
Dans les semaines qui suivent, face à la rumeur qui fait état de rebelles exécutés alors que l’assaut était terminé, le Président réélu et le Premier ministre débarqué font front commun. L’enquête diligentée par le gouvernement Rocard conclut que deux Kanaks ont effectivement été achevés après s’être rendus. Il n’existe pas la moindre preuve pour affirmer que les preneurs d’otages ont été délibérément massacrés au cours d’une « corvée de bois ». L’amnistie générale accordée quelques mois plus tard aux ravisseurs et aux militaires dans le cadre des accords de Matignon[4. Accords entre Kanaks et Caldoches, négociés grâce à l’entremise du gouvernement Rocard et signés le 26 juin 1988.] permettra de faire l’économie d’un procès.

Au cours de ce printemps 1988, les habitants de Nouvelle-Calédonie, loyalistes et indépendantistes, Kanak et Caldoches, ont connu un avant-goût de l’enfer. Personne ne veut revivre une telle expérience : d’une certaine façon, le drame a donc été déterminant dans la réussite du processus politique.
Au-delà des zones d’ombre et des désaccords qui persistent, l’histoire d’Ouvéa est assez bien connue. Reste le choc des mémoires, qui oppose des représentations (privées, collectives ou scientifiques), d’un passé tissé de passions et de conflits. C’est sur ce champ de bataille mémoriel que s’invite le soldat Kassovitz. La polémique suscitée par L’Ordre et la morale est peut-être le prélude à une reprise générale des affrontements idéologiques, alors qu’on célèbrera en 2012 le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Espérons que les témoins, chercheurs et citoyens qui mettent la dernière main à leurs livres, articles et films documentaires, préfèreront la réflexion à la dénonciation et la prise en compte de la complexité à la délivrance d’un brevet de victimisation ou de culpabilité. Ainsi éviteront-ils le piège dans lequel Kassovitz est tombé : aveuglé par sa sainte indignation, il n’a pas fait un film mais un tract. [/access]

 

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Décembre 2011 . N°42

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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