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Si je ne suis guère d’un naturel patient, je goûte assez les salles d’attente et les voitures de transport ferroviaire. On y trouve des denrées si rares : un temps suspendu et d’arbitraires associations de personnes. Lorsqu’ils ne servent pas de prétexte à des rencontres improbables en d’autres circonstances, ces lieux de transit fourmillent de détails propres à amuser l’observateur.

Ce jour d’août, ce n’est pas animé d’un mauvais esprit que je prends place à l’étage d’un TGV. En face de moi, une quinquagénaire avale frénétiquement le contenu d’un sachet de cacahouètes tout en dévorant le magazine Détective. À ses côtés, se trouve une adolescente noire au visage encore poupin, exclusivement vêtue de rose et de noir savamment assortis. La jeune fille est absorbée par l’écoute d’une playlist du Blackberry noir qu’elle a enfoui dans son décolleté rose.

À peine le train a-t-il démarré que j’observe ma voisine d’en face, la quinqua aux cacahouètes. Il y a un lien si évident entre sa voracité à engloutir ces petits fruits secs et celle de son appétit de lecture, que trahit son regard aspirant le sang giclé de dix scènes de crime.

Soudain, une voix voilée d’un léger grésillement prend possession de la voiture. Le speaker souhaite la bienvenue aux passagers, ce qui relève de la courtoisie la plus élémentaire, avant de présenter le personnel de bord : « Nathalie, Mélanie, Fatouma, Béatrice, Didier et Jean-Claude ». Cet égrainement de prénoms me laisse fort perplexe. S’adresser à des inconnus en arborant une familiarité rassurante mais factice : en voilà des manières de colonies de vacances.

Spontanément, je fais un geste pour sommer ma voisine aux allures de friandise d’ôter ses écouteurs et de prêter l’oreille au discours qui semble s’adresser à sa classe d’âge. Intriguée, elle s’exécute tandis que je lui désigne les haut-parleurs avec un sourire complice. Mauvaise pioche, en fait, la logorrhée du type dans le micro nous vise tous. À présent, il nous enjoint même d’adopter « la zen attitude »…

Bien sûr, en usant d’une formule grotesque censée rendre son injonction sympathique, il entend simplement demander aux voyageurs de « rester sages », sans les obliger à tuer leurs égos pour rejoindre la vacuité et l’éveil.

Une formule dont l’antéposition erratique de l’adjectif « zen », d’ailleurs empruntée à la syntaxe anglaise, la fait ressortir pour ce qu’elle est : du dégueulis « globish ». Maigre consolation, je me dis que la langue française ne se salit pas dans cette entreprise d’abrutissement général, contrairement à l’anglais aujourd’hui prédominant.

Il n’empêche ; un certain malaise monte en moi pendant que le Big Brother des chemins de fer continue de moduler sa voix avec enjouement pour suggérer aux passagers de saluer leur voisin ou voisine.

Après nous avoir donné des moniteurs-copains, nous avoir demandé de bien rester sages, on nous enseigne à présent des rudiments de politesse (« Dis bonjour à la dame »). Ne manquent plus que des employés distribuant des kleenex pour moucher les plus morveux d’entre nous.

Un soupir rageur m’échappe.

Supprimer la différence, la déférence et la distance anéantit l’action de la civilisation, qui arrache les individus à l’indifférencié pour en faire des personnes autonomes et affranchies du poids de la tribu ou du magma originel.

Le style de « communication » choisi par la S.N.C.F collabore à un processus d’aliénation qui repose sur l’infantilisation des masses. Bientôt, le maternalisme totalitaire torchera ces foules anonymes et corrigera les éventuels récalcitrants. Le connard jovial au micro s’est révélé parfaitement obscène et son pensum m’a donné une sérieuse envie d’adopter une « kamikaze attitude », bref, de réussir là où Julien Coupat – s’il est jamais prouvé qu’il fut coupable- avait échoué.

Un rire désarme mon irritation croissante. Il provient d’une femme assise non loin de moi, de l’autre côté du couloir, seule contre la fenêtre. Elle ne peut plus s’arrêter de rire.

Le pathétique discours au microphone a provoqué chez elle un irrésistible fou rire. « Le rire, disait Bergson, c’est du mécanique plaqué sur du vivant ». Possible, dans ce qui le déclenche. Mais en tant que réaction instinctive, il peut s’agir de l’inverse. Un rire comme celui-ci, c’est du vivant faisant dérailler la mécanique. Dans son éclat, il disperse toutes les formules infectes qu’on prétend nous administrer.

C’est ce rire qui a résonné en conclusion du discours, le remettant en perspective, révélant aux oreilles de tous qu’il aurait été absurde de le prendre au sérieux.

Grâce au rire de cette passagère, en pleine ère de régression organisée, un jour d’août 2011 dans la voiture 16 du TGV 2949, je peux l’affirmer sereinement : l’honneur fut sauf.



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est journaliste littéraire et co-animateur du Cercle Cosaque

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