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Vox populi, vox dei


Vox populi, vox dei
Giuseppe Canella, Les Halles et la rue de la Tonnellerie.
Giuseppe Canella, Les Halles et la rue de la Tonnellerie.
Giuseppe Canella, Les Halles et la rue de la Tonnellerie.

Vox populi, vox dei. La formule est ancienne, elle est belle comme l’antique. On y voit le peuple souverain avancer comme sur le bas-relief de La Marseillaise de Rude, donner de la voix, tonitruante évidemment, gueulant à la manière de ce peuple gaulois qui a de mâles moustaches et des huttes en bois, poussé par le bras d’un Dieu séculier qui « disperse les superbes, renverse les puissants de leurs trônes et élève les humbles » quand il ne vaque pas tout simplement à fumer des Havanes. C’est l’idée d’un éternel démocratique qui persiste dans le Vox populi, vox dei, cette voix du peuple qui est toujours la voix de Dieu comme elle fut, aussi et terriblement, la Voie sacrée. La IIIe République s’est souvenue de l’anaphore latine et Ernest Lavisse l’a inscrite dans les manuels d’histoire quand il a fallu faire rentrer dans le royaume des choses immortelles le suffrage universel.

La démocratie est, en France, une affaire de vocifération. Tout dans la vox, rien dans les bras. Pour sûr, le moine Alcuin, papa putatif du Vox populi, vox dei, reste, dans le roman national, comme le discret précurseur de la vocifération démocratique. On trouve de tout chez lui. On trouve Jean Bodin, le jurisconsultes qui proclame : « Roi de France est empereur en son royaume », Jeanne d’Arc qui a ses voix comme on a ses têtes, le soldat de l’An II qui monte à Valmy au cri de « Vive la Nation ! », le terroriste de 1793 qui hurle en bouffant du curé : « La liberté ou la mort », Louis-Napoléon Bonaparte, premier président élu, en 1851, au suffrage universel. Et là, dans le coin, n’est-ce pas Gambetta qui sillonne la France de podiums en estrades et lève, en 1871, par sa miraculeuse éloquence, une armée de 300 000 soldats ? Pour un peu, on y trouverait aussi, dans cette Légende des Siècles qui vocifèrent le nom de la France, la voix des Poilus entonnant la Chanson de Craonne et celle des mille fusillés du Mont-Valérien. Manoukian : « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand. »[access capability= »lire_inedits »]

Nos vieux manuels d’histoire nous apprennent qu’Alcuin, moinillon favori de Charlemagne, empereur à la barbe fleurie, rappela à son maître temporel, en 798, cette apparente évidence : Vox populi, vox dei. Il n’est de politique que fondée sur le peuple et pour le peuple. Par le peuple ? On patientera un peu. Quelques siècles au moins.

Pas de barbu chez nous !

Sauf qu’il s’agit ici d’une légende urbaine et, néanmoins, carolingienne. D’abord, les historiens sérieux nous apprennent que Charlemagne était glabre. Pas de barbu chez nous ! Ensuite, Alcuin d’York, élève assez fort en maths de Bède le Vénérable, était un peu coincé du derrière : il s’en tenait aux canons du Concile de Laodicée (364), qui proscrivait l’élection des évêques par l’assemblée des fidèles. Oh non ! la voix du peuple n’est jamais la voix de Dieu. Dans une lettre à Charlemagne, qui ne se rasait jamais puisqu’il n’avait pas de poils, Alcuin écrit : « Nec audiendi qui solent dicere, Vox populi, vox Dei, quum tumultuositas vulgi semper insaniae proxima sit. » (N’écoutons pas ceux qui prétendent que la voix du peuple est la voix de Dieu : l’agitation de la foule est toujours voisine de la folie.)

Le contexte de cette lettre est aujourd’hui connu : il s’agissait de savoir si l’église devait élever à la dignité de ses autels ceux que le peuple a proclamés saints. « Santo subito ! » crie la foule des vivants pour les morts qu’elle vénère. Alcuin nous dit qu’en matière de vérité le « subito » n’est pas possible. Puisque l’église veut pénétrer les voies du Seigneur qui sont (je le rappelle aux plus distraits d’entre vous) par nature impénétrables, lorsqu’elle plaide la cause d’un saint, il lui faut du recul, de la raison, de l’intelligence. Il faut laisser le temps au temps, instruire un procès en canonisation fondé sur la recherche de la vérité. Et la vérité jamais ne gît, dit Alcuin, dans l’empressement populaire. Salaud d’antipopuliste primaire !

Ah ! il faut rabattre donc son caquet. La voix du peuple n’est pas, chez Alcuin, pourtant tenu comme l’un des pères de la démocratie française, quasi alter ego de Jean Lecanuet, une voix sacrée. La voix du peuple est une folle voix, un cri désespéré, celui d’un corps qui n’ose plus prendre corps.

Chacun connaît l’histoire du général Boulanger qui se suicida, à Ixelles, en 1891, sur la tombe de sa maîtresse, Mme de Bonnemains. C’est une simple anecdote, mais ce n’est pas qu’une anecdote. On peut y lire ce qu’est, au fond, l’essence du populisme : une désespérance du corps (politique) ou ce qu’à la suite de Jean-Luc Nancy (mais dans une acception totalement différente de la sienne) nous pourrions appeler une phénoménologie de la « communauté désoeuvrée », c’est-à-dire l’apparition nue et simple d’une communauté qui se refuse, au risque de périr elle-même, d’employer la métaphore organique du corps (et de sa conséquence qu’est, par exemple, chez Barrès et chez Weil, le concept d’« enracinement »), pour finalement ne plus se penser que comme un en-commun strictement rationnel.

Contrairement à ce que nous avons appris en usant nos jean’s vintage sur les bancs de l’Université, le populisme n’est pas un mouvement indéfinissable. Dans L’Illusion populiste, un remarquable essai, Pierre-André Taguieff avait pointé du doigt les caractères du populisme : la rencontre entre le réactionnaire et le populaire, l’autoritarisme et le protestataire, la révolte de la plèbe contre les élites, la revanche de masse du « pays réel » sur le pays médiatique, etc. Mais il nous semble que l’analyse clinique de ce que l’on nomme le populisme ne rend pas tout à fait compte de ce qu’est ce phénomène. Taguieff retourne même Carl Schmitt contre lui-même pour démontrer que le diagnostic du populisme comme pathologie du corps politique recherchant uniquement un « ennemi intérieur » n’est guère viable. La doctrine du « bouc émissaire » n’est pas, en tout temps, opératoire. Mais Taguieff ne va pas jusqu’au bout de son raisonnement. Il nous semble que le populisme est, avant tout, une ontologie de la distraction du corps social.

L’impensé de nos sociétés démocratiques

« Ontologie » est un gros mot. Mais le populisme ne rechigne pas, justement, à l’emploi de la grossièreté. Lorsque Menenius Agrippa – heureuse leçon de l’abbé Lhomond – prononce, en 494 avant notre ère, face à ce que les journaux d’aujourd’hui appelleraient les « joyeux forcenés de l’Aventin », son apologue sur le corps politique, il nous livre l’un des schèmes les plus importants de notre histoire politique : « Un jour, les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde. »

Dans ce texte, l’abbé Lhomond, qui plagie au mot près le Liber de viris illustribus d’Aurelius Victor nous enseigne une chose : un peuple ne tire pas son existence de sa simple légalité ni de sa stricte rationalité. La raison ne fonde aucune nation du monde. Il faut, à la politique, du Hoc est enim corpus meum. Un peuple n’est pas un pur esprit. Il a besoin de passions collectives, parce qu’un peuple, pour plagier et détourner Deleuze et Guattari, « ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise ». Le populisme n’est rien d’autre que l’impensé de nos sociétés démocratiques. Un impensé qui croît au fur et à mesure que la politique s’éloigne du gouvernement des hommes pour n’être que l’administration des choses.[/access]

Novembre 2010 · N° 29

Article extrait du Magazine Causeur



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