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Un Canard un peu faisandé


Un Canard un peu faisandé

L’enquête « non autorisée » de Karl Laske et Laurent Valdiguié sur Le Canard enchaîné n’a pas suscité l’émotion et le flot de commentaires qui avaient suivi la parution, en 2003 de La Face cachée du Monde de Philippe Cohen et Pierre Péan. La relative indifférence qui a accueilli cet ouvrage – hormis un édito sanglant de Michel Gaillard, le directeur du Canard – peut s’expliquer par deux séries de raisons.

À la différence de ceux du Monde, les lecteurs du Canard, qui sont d’ailleurs souvent les mêmes, n’exigent pas de l’hebdomadaire satirique la même rigueur éthique et déontologique que celle qu’ils attendent du quotidien du soir. Au Canard, on pardonne approximations, inexactitudes et même une certaine mauvaise foi, à condition que la plus-value distrayante apportée aux informations publiée demeure élevée. La dénonciation, par les auteurs, des petites compromissions qui amènent les bons ragots ne provoque pas l’indignation des « usagers » du Canard, qui voient en lui une sorte de magazine people sans photos. Ce dévoilement aurait même tendance à les énerver, en brisant le charme qu’il y a à se sentir initié aux petits secrets des allées du pouvoir par la seule vertu de fouineurs astucieux.

C’est pourquoi la réaction de vertu outragée du directeur du journal, assortie de la petite mesquinerie de la révélation des demandes d’embauche effectuées quelques années auparavant par Laske et Valdiguié, manque singulièrement de panache et d’élégance. Elle évoquait irrésistiblement la riposte de la troïka Colombani-Minc-Plenel au livre de Péan-Cohen sur le mode : « Circulez y a rien à voir et les foudres de la justice vont s’abattre sur les blasphémateurs ! » La suite est connue : quelques mois plus tard, le trio se déchirait à belles dents et les avocats négociaient dans la discrétion de leurs cabinets un compromis évitant le procès public.

Les pontes du Canard manquent sérieusement d’humour quand deux blancs-becs viennent leur chercher des poux dans le plumage. Pétris des bons sentiments de la bien-pensance ordinaire, Laske et Valdiguié stigmatisent longuement l’atmosphère machiste et beauf qui règne dans une rédaction où les femmes ne sont entrées que très récemment et à dose homéopathique – et pas toujours pour le meilleur. Comme le machisme, la beauferie et même l’ivrognerie sont des comportements relevant de la liberté la plus élémentaire quand ils ne se traduisent pas des actes sanctionnés par le Code pénal, cela aurait dû, comme dirait Chirac, leur « en toucher une sans faire bouger l’autre ». Ils auraient pu faire valoir auprès de leurs censeurs leur droit imprescriptible à vanner les gonzesses, se saouler la gueule et préférer les gros 4X4 au vélib’. Michel Gaillard est furieux du rappel du passé quelque peu collaborationniste de certaines grandes figures d’antan du Canard, Morvan Lebesque, Moisan, ou Georges Gaillard, le père de l’actuel directeur. En quoi ce rappel peut-il être une atteinte à l’honneur d’une rédaction dont la plupart des membres actuels n’étaient même pas nés lorsque ces glorieux ancêtres pigeaient dans les feuilles vichystes ?

Mais si les « révélations » de Laske et Valdiguié n’ont pas produit le scandale attendu, c’est aussi à cause de la superficialité de certains pans de leur investigation. S’ils repèrent quelques fils susceptibles d’expliquer le silence du Canard sur quelques belles affaires crapoteuses de notre République (le rôle de Roland Dumas, ancien avocat de l’hebdo, et la proximité de certains des hiérarques du journal avec le clan mitterrandien), ils ne creusent pas suffisamment le filon. Ils peuvent être bons sur quelques affaires récentes qu’ils ont eu à traiter pour leurs employeurs respectifs (Libération pour Laske, Le Parisien, puis Paris-Match pour Valdiguié). Ainsi les faiblesses, pour être indulgent, du traitement par le Canard du compte japonais de Jacques Chirac ou son pseudo-rapport de l’état-major sur l’embuscade meurtrière pour les soldats français en Afghanistan.

Investigateurs eux-mêmes et spécialistes du monde et demi-monde politique français, les auteurs se révèlent, par exemple, incapables de décoder les pratiques de Claude Angeli, rédacteur en chef chargé de l’investigation et de la politique étrangère. Âgé aujourd’hui de 77 ans, celui-ci a peut-être arrêté de lire Tintin, mais il ne semble pas prêt à lâcher une barre éditoriale tenue d’une main ferme. Il est depuis des lustres le petit télégraphiste de la fraction la plus anti-américaine et anti-israélienne du Quai d’Orsay, celle qui se pavanait sous Villepin et fulmine sous Sarkozy. Les représentants de cette « rue arabe du Quai », comme la moquent ses contempteurs dans la maison, par ailleurs fervents lecteurs de l’album de la Comtesse, n’hésitent pas à faxer à Angeli les télégrammes diplomatiques confidentiels si cela peut leur permettre de renforcer leur position. Les enquêtes internes diligentées pour connaître l’origine de ces fuites ont fait chou blanc, pour la bonne et simple raison qu’elles sont couvertes par quelques hauts responsables de notre diplomatie. En général, on retrouve ces « scoops » au rez-de-chaussée de la page 3, avec souvent le fac-similé du télégramme pour faire plus authentique.

Comme l’information diplomatique moyenne de l’honnête homme ne lui permet pas de décrypter ces opérations d’intox dont Angeli se fait l’agent actif, on peut se permettre tout et n’importe quoi. Ainsi, lorsqu’un diplomate français est convoqué au département d’Etat à Washington pour fournir des éclaircissements sur des violations de l’embargo contre l’Iran par des entreprises hexagonales, cela devient une entreprise bushiste de vassalisation de la France. Angeli s’est également fait naguère le complice d’une cabale montée derrière les moucharabiehs de la rue arabe du Quai pour déstabiliser Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Tel Aviv, jugé par certains trop proche des positions israéliennes. Les analyses d’Araud, destinées à demeurer confidentielles, se retrouvaient comme par hasard sur le bureau d’Angeli, qui n’avait plus qu’à les recopier, mal d’ailleurs, puisqu’il affublait régulièrement Araud d’un prénom qui n’était pas le sien… Cette cabale a d’ailleurs fait long feu : Gérard Araud a été promu au poste de directeur des affaires politiques du Quai, ce qui en fait aujourd’hui un personnage important dans la hiérarchie du ministère. Comment s’étonner alors que le scandale Boidevaix-Mérimée, deux anciens hauts diplomates français mouillés jusqu’au cou dans l’affaire dite des « bons de pétrole » distribués par feu Saddam Hussein à ceux qui administraient le programme onusien « pétrole contre nourriture » n’ait eu droit qu’à un traitement a minima dans le Canard ? Ce volatile, c’est bien connu, est fidèle en amitié et ne s’acharne pas sur des copains dans la mouise, même si leurs activités relèvent de la corruption à grande échelle.

Enfin, Laske et Valdiguié clouent Angeli au pilori pour son passé de communiste orthodoxe au service de la presse du Parti. Ils sont vraisemblablement trop jeunes pour pouvoir analyser le sens de cet d’engagement dans les années 1950-1960. Angeli n’est pas le seul, loin de là, parmi les grandes plumes de la presse française à avoir fréquenté la boutique à Joseph, avant de devenir un honnête travailleur de la presse bourgeoise. S’il fallait lui faire un procès, celui-là n’était pas le bon.

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