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Transfert d’enfer


Transfert d’enfer

Freud

À première vue, le livre d’Onfray, dont je ne goûte guère l’anticléricalisme convenu ni le néo-gauchisme aux contours flous, avait de quoi susciter chez moi un ennui teinté de résignation.

Tout ce bruit et cette fureur programmés pour les besoins de la promotion incitent au devoir de réserve. Après la défense d’Éric Zemmour, devoir se cogner l' »affaire Freud » racontée par le détective nietzschéen d’Argentan hédoniste et masturbateur n’est guère exaltant. Pauvre Sigmund ! Le voilà donc enrôlé à son tour dans la galaxie de la réaction, comme un vulgaire Cioran ou un sulfureux Joseph de Maistre… Attaqué hier à l’enseigne de l’efficience, Freud est aujourd’hui combattu au nom de la jouissance.

[access capability= »lire_inedits »]Onfray, nihiliste passif

L’antifreudisme fonctionne en France comme un effet de mode, dans un pays où l’on brûle cycliquement ce que l’on a adoré. La psychanalyse, comme dirait Gauchet, a donc été victime du retour de balancier consécutif à la dogmatisation structuraliste de l’inconscient.

Le Livre noir de la psychanalyse était déjà une entreprise de diabolisation et de dénigrement profitable aux lobbies des thérapies cognitives et comportementalistes, bien décidés à faire main basse sur le marché de la psyché. Puis, avec l’amendement Accoyer, la psychanalyse, jadis célébrée comme une grande diva germanopratine, dut encaisser disgrâce et suspicion au point d’être traitée comme un vulgaire naturopathe ou une cartomancienne roumaine.

Assurément, tout cela n’annonçait rien de bon, mais la bête au ventre encore fécond malgré son grand âge s’en tira avec les honneurs et le retrait de l’amendement précité. La psychanalyse ne pouvait se réduire à des performances évaluables par un cabinet d’audit. On pouvait donc continuer de télécharger librement d’inconscient à inconscient sans que l’État ne s’en mêle.

Soulagement provisoire en vérité, car c’était sans compter sur le surgissement dans le ciel éditorial de notre aigle nietzschéen de gauche porteur de la grande nouvelle : Dieu est toujours mort, mais Freud était un admirateur de Mussolini, un complice du régime hitlérien par la théorisation de la pulsion de mort fondant l’adéquation du bourreau et de sa victime, un affabulateur pervers surchargé de cocaïne, un père travaillé par des pulsions incestueuses qui aurait taillé dans sa propre étoffe névrotique un costume de qualité douteuse, un aigrefin ne comptant à son actif aucune guérison, un faux prophète habile habité par la « haine de soi juive », fondateur d’un temple élevé à sa gloire et gardé par un clergé aveuglé, gardien sourcilleux d’une biographie bidonnée mais sous contrôle.

Roudinesco n’a pas eu tort de titrer sa salve anti-Onfray : « Pourquoi tant de haine ? » Pourquoi tant de haine, en effet, et si peu d’humour, surtout venant d’un grand lecteur de la Généalogie de la morale, qui se comporte en l’espèce comme un vulgaire homme du ressentiment, paresseusement fixé au stade médiocre du nihilisme passif.

L’aigle semble bien trop lesté pour prendre son envol. Encore un effort, Michel, pour libérer la vitalité de cette rage mal contenue ! Si le signifiant Freud désigne la joie, avec notre apprenti surhomme, on ne rigole pas tous les jours.

La psychanalyse n’est pas une science : et alors ?

De quoi Freud est-il le nom pour inspirer une passion si haineusement documentée ?

Cette charge éveille nécessairement la curiosité, non pas que la psychanalyse soit vraiment en danger, mais parce que l’entreprise, par sa démesure quasi mégalomane, nous dit quelque chose d’important sur l’époque. Il n’est nullement anodin que le coup vienne de la gauche, au nom de Dionysos et de Wilhelm Reich.

La psychanalyse dispose assurément de défenseurs bien plus qualifiés que moi contre ce réquisitoire. L’ancien analysant que je suis se sent pourtant sommé de réagir au peu de considération affiché par Onfray à l’égard les usagers du divan, ces pauvres gogos aux âmes cabossées et abusés par une pseudo-science fondée par un chamane autrichien cupide et cynique. Pensez donc ! Toute cette monnaie fiduciaire consumée en vain pour une entreprise frauduleuse, procurant au sujet − et encore, dans le meilleur des cas… − les satisfactions d’un vulgaire placebo.

De fait, en dépit peut-être des espoirs de Freud, la psychanalyse n’est pas un département de la science dite médicale comme le sont la neurologie ou l’hématologie. On peut suivre Onfray quand il affirme qu’elle n’est pas une science au sens positiviste du terme, mais est-ce un crime contre l’esprit ?

Loin de conduire à l’effacement du Sujet, la psychanalyse ne s’intéresse qu’à lui. Mais elle considère le moi comme le lieu d’un certain malentendu entre le Sujet et son inconscient. En démontrant cliniquement que notre vérité est précisément ce qui nous échappe, la psychanalyse invite les êtres de langage que nous sommes à vivre une aventure exceptionnelle, bien au-delà de la guérison. L’avènement d’un sujet forgé à son insu par un inconscient que l’on se propose de mettre au travail marque une césure qui a entraîné des effets bien au-delà de la seule psychanalyse et qui devrait intéresser le penseur d’Argentan. Il en résulte un décentrement du sujet, qu’il soit philosophique ou psychanalytique, aussi stimulant pour l’intellect que pour la vie.

Cet inconscient, Onfray ne prétend pas en réfuter l’existence, il conteste la manière dont Freud l’a rendu intelligible, selon une méthodologie qui, selon lui, relèverait davantage du capharnaüm existentiel que de la rigueur scientifique. La technique psychanalytique ne serait donc qu’une pensée magique, une fiction teintée d’occultisme. Il est vrai que Freud était une sorte de sorcier si l’on considère que le transfert noue les inconscients de bien singulière façon.

Un grand absent : le transfert

Justement, le transfert, qui est pourtant la marque de fabrique du champ freudien, est le grand absent de la bagarre. À vrai dire, Onfray témoigne d’une parfaite méconnaissance des effets de transfert, pourtant à l’œuvre bien au-delà des divans. Et pourtant, ne manipule-t-il pas ce phénomène quand il est face à son auditoire « citoyen » de l’Université populaire de Caen, au risque d’être enfermé lui-même dans le statut d’une contre-idole quand il s’est assigné pour mission de les déboulonner ? Cette déclaration de guerre à l’arpenteur de l’inconscient, cet appel à la rébellion contre les milices freudiennes, ces sections d’assaut de la psyché (SAP) qui constitueraient une menace de chaque instant pour les libertés fondamentales, ne sont-ils pas les manifestations de ce qu’on appelle la résistance ? Je gage d’ailleurs que cet hymne à la haine comblera le cortège hyperfestif des contempteurs d’un patriarcat que la modernité triomphante a pourtant méthodiquement détricoté.

Cette année, l’antifreudisme se porte à gauche

En attendant, Élisabeth Roudinesco ne rend guère service à Freud en tombant dans le piège de la reductio ad hitlerum qui ne fait qu’offrir à Onfray le statut victimaire dont il a besoin. S’il y a bien une bêtise à ne pas commettre, c’est de placer la critique d’Onfray sous le signe de la vigilance contre un proto-fascisme s’avançant sous le masque d’un Zarathoustra paillard et hédoniste, prêt à se pacser avec Alain de Benoist dans la grande backroom indo-européenne.

Qu’il ait recyclé et compilé dans son acharnement accusatoire des argumentaires douteux, de provenance idéologique parfois surprenante pour un homme qui clame son ancrage dans une vraie « gauche de gauche » est un fait. On peut entendre, derrière ses accusations obsessionnelles faisant de Freud un être vénal, manipulateur, incestueux, l’écho d’un antisémitisme bas de gamme à peine voilé – et évidemment inconscient. Cela ne nous éclaire en rien sur la motivation – sans doute inconsciente − qui l’a poussé à s’engager dans une telle entreprise de destruction et de délégitimation de Freud et de ses différents héritiers (à l’exception notable de Wilhelm Reich et des freudomarxistes, qui trouvent grâce à ses yeux).

Reste à analyser l’étrange conjonction d’attaques venues de camps si opposés – Dionysos et le CAC 40. Les évaluateurs, adeptes de l’idéologie managériale, zélotes d’une thérapie sacrifiant aux exigences de l’efficience, les ravaudeurs pragmatiques de l’âme et autres gestionnaires de la ressource humaine n’ont a priori rien de commun avec le nietzschéen de gauche tenté un moment par la boutique NPA. Pour quelle raison sont-ils objectivement alliés contre « l’escroquerie morale » que constitue, à leurs yeux, la psychanalyse ? Parce que, sans le savoir, et avec des objectifs diamétralement opposés, ils conspirent à gouverner les conduites : les uns en affirmant le primat de la performance, les autres celui de la jouissance.

Onfray ne le sait pas, mais il est un petit soldat du marché global, l’idiot utile des nouveaux dompteurs d’âmes qui sont à la psyché ce que la gouvernance est à la souveraineté et qui rêvent de corps performants, d’âmes réparables et adaptables aux contraintes de la compétition mondiale, de sphères privées bien tenues où l’on comptabilisera avec un louable souci de transparence ses orgasmes quotidiens, d’où toute trace du monde ancien peuplé de mythes grecs et de lectures bibliques sera extirpée. Pétris d’intentions aimables, les uns et les autres veulent édifier un monde sans autre, ou plutôt un monde où l’autre ne sera qu’un accessoire, un rouage dans l’économie des pulsions, un agent sexuel en même temps qu’économique. La différence entre générations et sexes y sera lissée, toute idée de dette symbolique sera abrogée.

Ce qu’Onfray reproche à Freud, c’est de défendre l’ordre symbolique − en clair, de ne pas être absolument moderne. Réactionnaire, la psychanalyse ? En un sens, oui, et pour notre plus grande joie si l’on comprend par là qu’elle répond à la nécessité de réprimer les pulsions, de favoriser la sublimation. Réactionnaire et donc libératrice, car seule la loi protège les sujets humains de la tyrannie de la jouissance.

Michel Onfray croit sincèrement être porteur d’une pensée rebelle. Il est un pur moderne et il ne le sait pas. Comme tous les modernes.

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Mai 2010 · N° 23

Article extrait du Magazine Causeur



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Intermittent de la gouvernance, Gérard Delahaye aime les mots, les idées, les sons, les bars. Il dispose encore de quelques brefs moments d'une lucidité précaire qu'il souhaite faire partager.

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