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Sur France Culture, l’esprit privatisé


Sur France Culture, l’esprit privatisé

Longtemps je me suis levé de bonne heure le dimanche matin, aux alentours de onze heures, pour écouter « L’Esprit Public », l’émission animée par Philippe Meyer. Quand on a la gueule de bois, « L’Esprit Public rassure ». Philippe Meyer a la voix radiophonique, comme on dit. Une voix rassurante, voire anxiolytique, même si l’on a parfois l’impression qu’il en joue juste un peu trop, comme un crooner de casino qui appuierait ses effets ou comme un Barry White du centrisme policé. Néanmoins, sa manière d’articuler le français détonne suffisamment dans le paysage radiophonique pour qu’on puisse lui pardonner ses coquetteries vocales.

Ce qui est plus difficile à admettre, en revanche, gueule de bois ou pas, est l’évolution de plus en plus discutable de son émission dont les thèmes ressemblent de plus en plus à des questions fermées : « La gauche française est-elle la plus bête du monde ou la plus imbécile de la galaxie ? », « François Bayrou est-il un génie ou Dieu ? », « La manière dont Nicolas Sarkozy affronte la crise économique est-elle sublime ou grandiose ? », « Les fonctionnaires sont-ils des fainéants ou des inadaptés ? »

Certes, nous connaissons la règle du jeu : le bon ton. On n’est pas chez les pouilleux des radios périphériques, faudrait voir à pas mélanger grandes gueules et bons esprits qui, pour être publics, n’en sont pas moins distingués. La compagnie est choisie et composée d’une équipe de permanents bon chic bon genre dont il n’est pas question ici de mettre en doute la valeur intellectuelle. Le problème est plutôt qu’avec les années, ils tiennent tous le même discours. En cela, il semble bien qu’ils soient au diapason de l’idéologie dominante qui refuse toute marge de manœuvre au Politique, sauf quand ces charmants parleurs (j’allais dire causeurs…) voient une crise financière si redoutable qu’elle risque de faire fondre comme neige au soleil leur patrimoine de flamboyants soutiers de la génération lyrique, toujours prompts cependant à dénoncer cette jeunesse frileuse qui ne se résigne pas à la glorieuse incertitude du travail précaire et des salaires étiques.

Nous retrouvons ainsi, le plus souvent, Denis Olivennes, Yves Michaud, Jean-Louis Bourlanges et Max Gallo, le doyen.

Denis Olivennes, directeur du Nouvel Obs, est auréolé de son image de patron de gauche : je sais, ce n’est pas moderne de voir dans cette expression un oxymore définitif ou une bonne blague. Yves Michaud, lui, se présente comme un philosophe iconoclaste : l’expression est d’une banalité tellement affligeante qu’elle est en passe d’être lexicalisée et qu’il pourra l’inscrire bientôt sur sa carte de visite. Un philosophe iconoclaste, ça veut dire que l’on est à l’origine de l’Université de tous les savoirs, que l’on veut apporter la philosophie chez les tout-petits et qu’en même temps on voue une détestation froide à tout ce qui ressemble de prêt ou de loin à un enseignant. Sans compter le mépris pour les hommes politiques qui veulent encore, les présomptueux, faire de la politique comme Chirac en son temps ou Mélenchon aujourd’hui. Jean-Louis Bourlanges est au bout du compte le plus cohérent : il aime les modérés, fait preuve d’une tolérance qui n’est pas de la faiblesse et est capable de références tout à fait inattendues pour un centriste. Ainsi lui sera-t-on éternellement reconnaissant d’avoir signalé dans une brève la mort de l’immense écrivain méconnu Frédéric[1. Frédéric Berthet (1954-2003), prix Nimier 1988 pour Daimler s’en va (Gallimard).]. La brève, donnée par chaque invité à la fin de l’émission, est en quelque sorte le Ite missa est de l’Esprit Public.

Et, pour finir, Max Gallo… L’ai-je aimé, Max, avant qu’il ne devienne un « lou ravi » du sarkozysme ! Ai-je été fier de suivre sa crinière blanche lors de la campagne pour Chevènement en 2002 ! C’était le temps des Contes de campagne[2. Contes de campagnes, 2002, (Mille et une nuit). Ce recueil de textes pour Chevènement vit notamment les signatures de Philippe Muray, Michel Houellebecq ou Régis Debray.] : il avait fédéré des écrivains de tous bords, Max, et on y croyait alors… A l’écouter, on sentait que Chevènement, c’était gagné : demain le CNR… Mais désormais, je ne le reconnais plus, Max : il confond Sarkozy et Clemenceau, Sarkozy et de Gaulle, Sarkozy et Bonaparte. Il est devenu le Plutarque de l’Elysée : avec lui, c’est Les vies parallèles tous les dimanches.

À une époque lointaine, il m’en souvient, il y eut des journalistes étrangers et même, figurez-vous, des femmes à « L’Esprit Public ». Oui, des femmes, mais Philippe Meyer a sans doute voulu renouer avec la bonne vieille tradition française de l’apéritif dominical pris entre notables au café de la préfecture comme dans un roman de Simenon ou de Marcel Aymé. Non, excusez-moi, la référence est un peu trop popu, disons comme dans une pièce de Giraudoux où les inspecteurs d’Académie font des vers et chassent les vilains fantômes de la contestation. « L’Esprit Public » est ainsi devenu un Intermezzo de blancs largement sexagénaires (à l’exception d’Olivennes). En soi, cela n’a rien de scandaleux et ce n’est pas ici que l’on va défendre une politique de quotas mais reconnaissons qu’il est toujours savoureux de les entendre chaque semaine donner des leçons aux partis politiques (vous savez, ces endroits où des gens un peu simplets se présentent devant des électeurs et non des auditeurs) sur le renouvellement indispensable des générations, le peu de place fait aux minorités visibles ou aux femmes, (la dernière en date, répétons-le, a dû être entendue à « L’Esprit Public » lors de la mise sur le marché des premiers téléphones portables).

Se présentant implicitement, avec cette fausse modestie des vrais arrogants, comme l’animateur d’une « émission de référence », Philippe Meyer, avec ses comparses, couvre un prisme idéologique allant, pour faire simple du libéralisme social au social-libéralisme.

Cela ne fut pas toujours le cas : Meyer et Gallo incarnaient il y a quelques années un certain républicanisme jacobin face à Jacques Julliard et Jean-Claude Casanova qui représentaient plutôt la pensée girondine. C’était assez malin, d’ailleurs, cela évitait de sombrer dans le clivage droite/gauche (tellement vulgaire, n’est-ce pas ?) tout en montrant malgré tout que d’autres lignes de forces traversaient les enjeux contemporains. Cela nous valait même parfois, ô surprise, quelques éclats de voix, chose aussi rare dans cette émission si convenable qu’un communiste invité à un journal de vingt heures.

Ce temps est révolu, « L’Esprit Public » qui déteste tellement l’action publique qu’il devrait se rebaptiser L’Esprit Privatisé est devenu le prototype de l’émission pour démocrates-chrétiens et notaires pharisiens qui évitent d’aller à la messe et qui font bien. Ils risqueraient d’y entendre des choses bien plus dérangeantes que l’eau tiède de Philippe Meyer et ses amis : la force révolutionnaire de l’Evangile, par exemple.



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