Steve Jobs, le film: un biopic complaisant


Steve Jobs, le film: un biopic complaisant
Danny Boyle et Michael Fassbender sur le plateau du tournage (Photo : Universal pictures)
Danny Boyle et Michael Fassbender sur le plateau du tournage (Photo : Universal pictures)

Le film Steve Jobs de Danny Boyle est curieusement construit.  Le parti-pris de faire revenir à chaque acte les mêmes personnages, dans des situations exactement similaires, se prêterait volontiers à un récit conceptuel, un film de dialogues stylisé dressant un portrait éclaté, comme Bergman savait les faire. Mais Danny Boyle veut profiter à la fois des avantages d’un scénario irréaliste et systématique, et de ce pseudo-naturalisme hollywoodien qui se fait passer pour le réel à grands renforts d’artifices : caméra virevoltante, qui semble toujours se laisser surprendre par l’action ; interprétation en mode Actors Studio ; lumières baveuses… Comme si le cinéaste n’avait pas tout à fait compris ce que son brillant scénariste lui proposait de filmer.

Social Network de David Fincher, sur Mark Zuckerberg et la création de Facebook, adoptait une vraie position d’extériorité vis-à-vis de son sujet, et révélait tout ce que le projet du réseau social avait de pathologique.  Ici, et bien que le film ait le même scénariste que celui de Fincher (Aaron Sorkin), Danny Boyle n’égratigne pas le projet Apple ; il ne malmène l’homme Jobs que pour servir le culte dont sa marque fait l’objet.

Cette absence de distance critique du film tient à la nature du culte dont Jobs fait l’objet, très différente de l’admiration que peuvent susciter Zuckerberg, Bill Gates, ou Larry Page. On admire ces derniers en tant qu’ils sont des inventeurs, des hommes d’affaires avisés, ou des dirigeants intelligents. Pour Jobs, il en va tout autrement : son culte ne repose pas tant sur des éléments objectifs que sur une aura de nature religieuse, dont il a lui-même organisé le récit. Ses admirateurs partagent sur Facebook en se pâmant son fameux discours devant les étudiants de Stanford en 2005, invraisemblable enfilade de lieux communs qu’on dirait tous sortis de la bouche de Séguéla,  un discours qui est une parfaite illustration de « l’illusion romantique » telle que René Girard l’a définie : il faut à toute force faire croire qu’on est unique, différent du voisin, quand bien même le voisin est dans des dispositions exactement similaires.

Jobs donnait aux consommateurs ce qu’ils voulaient entendre

Ce qu’il faudrait dire de Jobs est tout autre chose que ce que le film de Boyle en raconte, cette éternelle histoire du dirigeant odieux mais visionnaire : ce publicitaire talentueux a organisé un système d’attribution de valeur symbolique à des objets pour convaincre des millions d’individus d’acheter des produits dont ils n’avaient aucun besoin, et à des prix bien plus élevés que leur équivalent fabriqué par d’autres marques. Etait-il cynique ? Croyait-il réellement à ses tirades ineptes sur le think different ou construisait-il sciemment le discours qui convenait à son public ? En réalité, la réponse à cette question importe peu, car Steve Jobs importe peu. Les contempteurs de son système veulent faire croire qu’il a été un tournant décisif dans l’histoire moderne, mais le propre du système hyper concurrentiel du capitalisme, c’est que chacun est éminemment remplaçable. Un autre à sa place aurait rempli une fonction à peu près similaire. En réalité, Steve Jobs est un agent de l’esprit du temps.

Ce sont les consommateurs qui ont fait sa légende, parce qu’il leur donnait ce qu’ils voulaient entendre : son discours de magasine psycho les convainquait de leur originalité individuelle au moment même où ils cédaient mimétiquement à d’irrationnelles pulsions d’achat collectives. Les consommateurs modernes sont condamnés à l’insatisfaction, car toujours en quête de l’introuvable écart qui les distinguerait du voisin. Steve Jobs créé le discours qui charge d’une valeur mystique cet objet dont ils espèrent inconsciemment l’estime d’eux-mêmes – en attendant que la marque leur impose d’acquérir le suivant. D’une certaine manière, ce discours est incorporé à l’objet Apple lui-même : ces appareils inutiles et délicats ont pour fonction sociale de signaler leur propriétaire comme désirable et « unique », aussi paradoxal que ce puisse être.

Le film de Danny Boyle écorche hélas à peine l’aura du gourou. Il aurait fallu rentrer dans la machine à fabriquer du désirable, ouvrir le capot de cette aventure industrielle qui a essentiellement reposé sur des intuitions d’hypnotiseur. Mais c’eut été produire un film qui aurait fortement déplu aux fans. Et comme l’ordinateur Macintosh présenté au début du film, et dont les vis ont été fabriquées de telle sorte qu’aucun tournevis ne leur corresponde, il semble que le système conceptuel d’Apple ait été pensé pour n’être jamais ouvert – sans quoi l’on découvrirait ce qu’il a d’à la fois monstrueux par son ampleur et son cynisme, et de terriblement banal.

Steve Jobs de Danny Boyle. En salle depuis le 3 février.



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est réalisateur de documentaire. Il vient d'achever l'écriture d'un premier roman et prépare un travail universitaire sur René Girard.

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