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Revoir Le Guépard, palme d’or 1963


Revoir Le Guépard, palme d’or 1963
Claudia Cardinale et Alain Delon.
Alain Delon et  Claudia Cardinale
Alain Delon et Claudia Cardinale.

Les retrouver, tous les deux, à Cannes, quarante-sept ans après, sur les marches du Palais, tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change, fut l’une des plus belles images de ce festival 2010. Claudia Cardinale, Alain Delon, guépards du temps, étaient là pour célébrer la sortie d’une version inédite et restaurée du chef d’œuvre de Luchino Visconti, le prince rouge du cinéma italien.

Notre époque chercherait des crosses à Visconti

En 1963, il reçut la Palme d’or pour Le Guépard, adapté de l’unique roman paru en 1958 à titre posthume d’un aristocrate sicilien, Giuseppe Tomaso, prince de Lampedusa. Le roman est un chef d’œuvre, mais l’adaptation qu’en fait Visconti transcende, hypostasie même, le roman. Visconti est un spécialiste de la chose et rééditera ce sacrilège, être meilleur par l’adaptation que l’œuvre adaptée, avec Mort à Venise. Autant la nouvelle de Thomas Mann avait quelque chose d’un peu lourd, démonstratif, allemand pour tout dire, autant le film de Visconti rendait à merveille la pourriture somptueuse de Venise en proie au choléra et cette ultime passion d’un esthète agonisant pour un jeune garçon beau comme un dieu. C’était en 1971. On peut être certain que notre époque qui ne trouve pas obscène de laisser des Etats s’agenouiller devant des « spectaculateurs » mais se sert de Polanski comme d’éternelle victime propitiatoire à son besoin de moraline en montant en épingle l’opportun témoignage d’une actrice en perte de vitesse, aurait cherché des crosses à Visconti. Communiste, prince, pédé, voire pédophile, son compte était bon. Au trou, Visconti !

Mais revenons plutôt au couple mythique, à Claudia Cardinale et Alain Delon. Pour ceux qui auraient oublié pourquoi Le Guépard est l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma, rappelons simplement qu’il s’agit d’un film total, au sens où il orchestre dans une harmonie parfaite l’essentiel de ce qui fait la vie des hommes : le passage du temps, les secousses historiques, l’amour, la lutte des classes, le vieillissement, la beauté du monde dont la figure s’en va sous les coups de boutoirs d’une modernité épicière.

Que nous dit Visconti dans Le Guépard ? Que si l’ordre ancien était injuste et féodal, au moins savait-il préserver ce qu’il y avait de multicolore dans le réel. Que ses valeurs étaient empreintes de common decency, loin des eaux froides du calcul égoïste. On tissait des liens de sujétion, mais ils étaient aussi des liens de fidélité, de réciprocité. On préférait l’honneur à la banque et les longues contemplations d’un crépuscule sur Donnafugata à l’agitation des parlements de la monarchie bourgeoise du Risorgimento et à ses affairistes appliquant le précepte de Guizot qui est toujours l’alpha et l’oméga, cent cinquante ans après de la muflerie médiocre et mortifère de notre temps : enrichissez-vous !

Que cet éloge de l’aristocratie, de la lenteur, du farniente comme savoir-vivre soit le fait d’un communiste pourrait paraître paradoxal. C’est bien mal comprendre ce qu’est, au bout du compte, le communisme de Visconti, comme celui de son contemporain Pasolini : la volonté de retrouver le monde d’avant dans le monde d’après, d’oublier la parenthèse qui aura transformé notre univers en galerie marchande avec des affamés qui s’écrasent sur des vitrines blindées qui ne vendent pourtant que de la pacotille frustrante.

Dans Le Guépard, le prince Salina incarné par Burt Lancaster a une intuition fondamentale. L’Italie fait son unité et la vieille noblesse du Royaume des Deux-Siciles va sombrer. Elle va sombrer devant les fortunes hâtives des hommes du Nord qui auront instrumentalisé les garibaldiens aux chemises rouges pour faire la révolution contre l’ordre féodal avant de les faire fusiller comme des chiens.

À défaut de pouvoir sauver tous les meubles, au moins doit-on essayer de garder les murs. C’est pour cela qu’il accepte le mariage de son neveu Tancrède (Alain Delon), qu’il a encouragé à suivre Garibaldi, avec la fille d’un plouc enrichi, le maire de Donnafugata. Heureusement, Angelica, jouée par une sublimissime Claudia Cardinale, avec sa très légère transpiration sur la lèvre supérieure, saura donner un visage merveilleux à cette trahison de classe. Et le vieux prince, séduit, ira jusqu’à danser avec elle, le soir du grand bal donné pour annoncer le mariage.

C’est dans ce film, et par la bouche de Salina, que Visconti montre qu’il a saisi un point capital dans la dialectique qui permet à tout ordre en place de se maintenir : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

Et de voir, près d’un demi-siècle après Claudia Cardinale et Alain Delon à nouveau réunis, nous rappelle à quel point cette phrase est juste.

Esclaves et heureux

Entre 1963 et 2010, tout a apparemment changé. On communique en temps réel, on prend la pilule, on avorte, on se marie entre personne du même sexe, on divorce, on a cent-cinquante chaînes sur le câble, l’URSS a disparu, les USA ont un président noir, il y a eu mai 1968 puis mai 1981, on a décolonisé politiquement, on a décrypté l’ADN, les Américains ne sont plus au Vietnam, la révolution sexuelle et le sida ont transformé la grammaire amoureuse, j’en passe et des meilleures…

En fait, rien n’a changé. L’exploitation du Nord par le Sud a pris un autre visage, aidée par des potentats locaux corrompus jusqu’à l’os. Le Travail a encore perdu du terrain par rapport au Capital et les gains de productivité absolument fantastiques en cinquante ans n’ont jamais été redistribués ou si peu, sous forme de temps libre et de salaire. Les Américains sont toujours enlisés dans des guerres sans fin, ils ont juste remplacé Ho-Chi-Min par Ben Laden et le Vietnam par l’Irak et l’Afghanistan. Les femmes sont tellement libérées qu’elles sont toutes célibataires et celles qui sont mariées sont répudiées vers cinquante ans, grâce au divorce, par leurs maris cadres sup saisi par le démon de midi. La jeunesse est toujours considérée comme une classe dangereuse et les rappeurs du 93 ont remplacé les blousons noirs qui cassaient tout aux concerts de Johnny.

« Il faut que tout change pour que rien ne change. » Oui, décidément, cette maxime que le prince Salina espérait appliquer à son Arcadie sicilienne de Donnafugata, finalement, c’est la société marchande qui a su le mieux l’utiliser avec un pragmatisme et un cynisme remarquables. Chaque année apporte ses nouveaux colifichets néophiles, chaque année les cybergédéons et les turbobécassines du regretté Gilles Châtelet, l’auteur de Vivre et penser comme des porcs, croient renouveler leur garde-robe idéologique avec de nouveaux droits sociétaux et festifs. Sans s’apercevoir qu’ils sont toujours et encore les esclaves heureux d’un talon de fer qui n’a jamais allégé sa pression, bien au contraire.



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