L’affront fait à Moscou


L’affront fait à Moscou

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La semaine prochaine, le 9 mai viendra clore une année riche de commémorations du 70e anniversaire de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie. L’un des points forts de ces cérémonies a été la place toute particulière accordée aux survivants, des parachutistes du Débarquement qui furent à l’honneur lors de la cérémonie du 6 juin 2014 en Normandie aux rescapés du camp d’Auschwitz, dont 300 d’entre eux participèrent à la cérémonie du souvenir dans l’enceinte même du camp, le 27 janvier dernier.  Mais la crise ukrainienne et la dégradation des relations entre la Russie et l’Occident ont fortement terni cette année commémorative, comme l’a montré l’absence de Vladimir Poutine à Auschwitz. À quelques jours du 9 mai, les tensions autour de la célébration de la fin de la  Seconde Guerre mondiale restent vives et montrent que le caractère fédérateur d’un tel événement est aujourd’hui révolu.

Souvenons-nous, le 9 mai 1995, le rassemblement à Moscou, autour de Boris Eltsine, des dirigeants des pays alliés, François Mitterrand, John Major, Bill Clinton et de l’Allemagne vaincue, Helmut Kohl, avait marqué la volonté de sе retrouver dans un destin commun européen et de tourner définitivement  la page de la guerre froide.  Et, il n’y a pas si longtemps, le 9 mai 2010, dans un contexte de rapprochement entre la Russie de Medvedev et les Etats-Unis mais aussi la Pologne (qui venait de perdre ses dirigeants dans un accident d’avion qui les conduisait en Russie pour participer à la commémoration de la tragédie de Katyn), la cérémonie du 65e anniversaire fut le dernier événement qui vit les Alliés se rassembler à Moscou, avec la participation au défilé militaire, sur la Place rouge, d’unités étrangères, dont le régiment français Normandie-Niemen.

Aujourd’hui, alors que 68 chefs d’Etats sont invités par Vladimir Poutine à assister aux cérémonies du 9 mai, les annonces du refus de tel ou tel gouvernement de répondre à cette invitation se multiplient. Les absents les plus remarqués seront naturellement les dirigeants des pays vainqueurs de l’Allemagne nazie : Barack Obama, David Cameron et François Hollande.  Angela Merkel tentera de profiter de son statut de représentante du pays vaincu pour rendre son absence plus acceptable auprès du Kremlin et de l’opinion russe, d’autant plus qu’elle se déplacera le lendemain à Moscou pour y déposer une gerbe.

Nul doute que le boycott de l’événement par les anciens pays alliés est d’ores et déjà perçu comme un affront à la fois par le Kremlin, relayé efficacement par les médias russes, et par la majeure partie de l’opinion publique russe. Alors que l’exaltation de la Grande Guerre patriotique (comme l’appelaient les Soviétiques et encore les Russes aujourd’hui) constitue l’un des fondements du roman national tel qu’il est imaginé par Vladimir Poutine, il y aura forcément un avant et un après 9 mai 2015 dans les relations que la Russie développera avec les Occidentaux, considérés désormais comme ingrats face au lourd tribut payé par les Soviétiques durant le conflit. La Chine, mise à l’honneur par le Président russe ce jour-là, sera bien présente en la personne du Président Xi Jinping et d’un bataillon de l’armée chinoise qui prendra part au défilé. Elle devrait logiquement récolter les fruits de cette offense infligée par les  pays alliés à la Russie.

Il est difficile de présager des répercussions de ce boycott qui s’explique pour de nombreux Etats par un refus d’assister à une parade militaire qui met à l’honneur une armée dont ils condamnent l’interventionnisme à l’est de l’Ukraine. Mais, il faut avoir à l’esprit que ce refus de venir célébrer le 9 mai à Moscou, alors que les vétérans, encore nombreux (plus de 2,5 millions), sont voués à disparaître dans les prochaines années, heurte profondément la fibre patriotique des Russes. Or, la Seconde Guerre mondiale constitue le seul  événement de la période soviétique qu’ils assument pleinement et fièrement dans leur mémoire collective.

Au lendemain de sa réélection contestée à la présidence de la République, en mars 2012, dans un contexte où la Russie a pris définitivement un tournant anti-occidental de restriction des libertés, Vladimir Poutine a poussé la sacralisation du souvenir de la Grande Guerre patriotique à son paroxysme, cherchant à faire d’elle une sorte de mythe fondateur de l’identité soviétique et post-soviétique,  la terreur stalinienne étant reléguée au second plan. Dans cette vision poutinienne de l’Histoire, la période soviétique n’est elle-même qu’un moment de l’histoire millénaire de la nation russe. La guerre de 1941-1945 permet ainsi d’inscrire la période soviétique dans la continuité de l’Etat russe et de légitimer sa position de domination en Europe orientale après 1945 et d’influence sur ses marches occidentales, qu’elle appelle aujourd’hui « l’étranger proche ».

C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la signature, le 5 mai 2014, par le Président russe, de la loi mémorielle sur « l’empiètement de la mémoire historique (…) de la Seconde Guerre mondiale »[1. Je renvoie à l’article de Nikolay Koposov  dans la revue Le Débat : « une loi pour faire la guerre : la Russie et sa mémoire », 2014/4.]. En vertu de l’article qui pénalise le fait de j«diffuser des fausses informations concernant les actions de l’URSS pendant le Seconde Guerre mondiale », tout ce qui vient contredire la version officielle de l’histoire de la Grande Guerre patriotique, y compris la critique du rôle positif joué par le régime stalinien,  est désormais considéré comme un délit passible d’emprisonnement. Par ailleurs, adoptée par le Parlement russe, fin avril, alors que la crise ukrainienne est entrée dans sa phase aigüe avec l’annexion de la Crimée, cette loi contribue à vouloir délégitimer idéologiquement la révolution ukrainienne, en faisant d’elle un événement qui prend en partie sa source dans l’idéologie néo-nazie dont se réclament effectivement certains nationalistes ukrainiens.

La seconde des quatre lois mémorielles ukrainiennes votées par le Parlement,  un an presque jour pour jour, après la loi mémorielle russe, et qu’André Markowicz a présentée sur ce site même, introduit ce même principe de pénalisation des opinions qui concourent à une falsification de l’histoire au cours de la Seconde Guerre mondiale. Or l’histoire officielle ukrainienne du conflit, qui est toujours en cours de réécriture avec ces lois, tend à la fois à rejeter le principe d’une histoire commune avec la Russie soviétique et, au nom de l’exaltation du mouvement d’indépendance de l’Ukraine, à minimiser les connexions des grandes organisations nationalistes ukrainiennes et de ses héros, tels que Stepan Bandera et Roman Choukhevtich, avec l’Allemagne hitlérienne. La mémoire officielle ukrainienne exclut, de facto, les pages sombres de l’histoire de ces mouvements, telles que l’organisation par l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) de massacres de dizaines de milliers de Polonais en Ukraine occidentale (Volhynie, Galicie) et la collaboration active de la section radicale de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN-B) à l’extermination des populations juives d’Ukraine.

Le 16 avril dernier, soit une semaine à peine après le vote des lois mémorielles ukrainiennes et  trois semaines avant le 9 mai, un colloque international intitulé « L’usage du thème de la Seconde Guerre mondiale dans le discours politique russe »  s’est tenu à Sciences Po. Ce colloque non dénué d’intérêt, par le choix de son thème et par la qualité de certains historiens qui y intervenaient, paraît néanmoins problématique. La manifestation, placée sous le patronage de l’ambassadeur d’Ukraine, était en effet organisée conjointement par le Forum européen pour l’Ukraine, dont le Conseil est présidé par Bernard-Henri Lévy, et par l’Institut ukrainien de la mémoire nationale. Or, cet institut est le maître d’œuvre des lois mémorielles, qui, il faut le dire, sont aujourd’hui publiquement décriées par un grand nombre de chercheurs ukrainiens et occidentaux. Il suffit de lire le titre de la conférence de son président, Volodomyr Viatrovych, sur les « mythes soviétiques sur la Deuxième Guerre mondiale et leur rôle dans la propagande russe moderne » pour comprendre que ce colloque s’inscrit entièrement dans la perspective de la guerre mémorielle déclarée, officiellement, par l’Ukraine à la Russie, avec le vote de ces lois.

André Markowicz se demande pourquoi le Parlement ukrainien a attendu ce printemps pour voter de telles lois mémorielles. Ce colloque parisien dont les associations partenaires étaient exclusivement ukrainiennes et pro-ukrainiennes fournit, selon moi, un certain nombre de réponses. Le récit national ukrainien sur la Seconde Guerre mondiale s’édifie par la déconstruction préalable du récit (post-)soviétique et il est d’autant plus important pour lui que cela se fasse aujourd’hui, à la veille du 70e anniversaire du 9 mai 1945.  Il s’agit aussi de priver la Russie de sa légitimité à se poser comme le grand vainqueur de l’Allemagne nazie à l’est de l’Europe et de ne pas lui laisser le monopole des commémorations. Enfin, cela dénote une volonté de la part des autorités ukrainiennes, soutenues par un certain nombres d’acteurs européens, d’apporter une justification à la fois historique et morale au boycott de la commémoration du 9 mai par les Occidentaux, en faisant passer, en substance, le message suivant : « Vous voyez, la Russie est infréquentable, non seulement à cause de la Crimée et du Donbass, mais aussi parce qu’elle falsifie et instrumentalise l’histoire de la Seconde guerre mondiale à des fins nationalistes et expansionnistes.  À ce titre aussi, elle ne mérite donc pas que le monde entier lui fasse honneur en venant à Moscou, le 9 mai prochain ».

Ainsi, à la veille de ces festivités commémoratives, le conflit des mémoires  prend désormais l’allure d’une véritable guerre psychologique entre les deux Etats. En faisant de la Grande Guerre patriotique le mythe fondateur de la nation russe post-soviétique, Vladimir Poutine renforce le caractère quasi-sacré de ce jubilé. Dans cette atmosphère électrique et passionnelle, il faut donc s’attendre à ce que l’humiliation, que représentera pour la Russie, le 9 mai, sa mise au ban symbolique de l’Occident, ne vienne raviver le conflit à l’est de l’Ukraine et ne la pousse encore un peu plus à s’écarter de sa trajectoire européenne.

*Photo : Pavel Golovkin/AP/SIPA. AP21564837_000074.



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