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Pour le droit au risque opposable


Pour le droit au risque opposable

Prévention, Précaution, Protection : cette trilogie magique (PPP) inspire désormais toutes nos politiques publiques. En ligne de mire : le Risque. Il est devenu l’ennemi numéro 1, l’adversaire absolu, la nouvelle figure du diable. Car il est partout : dans l’air, dans l’eau, dans l’assiette ; dans le petit et dans le grand ; il est réel dans le virtuel et virtuel dans le réel ; il est aussi dans l’avenir incertain, dans le passé profané, et – toujours plus insidieux – dans le présent quotidien.

L’omniprésence du risque nous obsède. Et dire que certains pensaient qu’on en avait fini avec les grandes Causes. Que nenni ! Nous retrouvons là un nouveau combat, qui entraîne tout, justifie tout, excuse tout.

Jusqu’à nous faire oublier qu’une vie sans risque ne vaut peut-être guère la peine d’être vécue et qu’elle n’aurait surtout plus grand-chose à voir avec la condition humaine, dont la caractéristique essentielle n’a pas changé récemment. C’est toujours la finitude, à savoir l’ignorance, le mal et la mort.

Plaider aujourd’hui, cum grano salis, en faveur d’un « droit au risque opposable », c’est rappeler cette évidence. C’est rappeler que la PPP doit veiller à ne pas dépasser certaines limites au-delà desquelles elle contribue à déshumaniser l’existence.

On encourt un grand risque (encore un !) à tenir un tel plaidoyer : on a toutes les chances d’être accusé d’insensibilité aux malheurs du monde ou, pire, d’être un provocateur. Et, de fait, ce sont des penseurs bien peu recommandables qui ont jusque-là défendu cette idée : depuis Nietzsche et son fameux « il faut vivre dangereusement » jusqu’aux néo-libéraux (ou libertariens) qui soutiennent que l’action de l’Etat est, en tant que telle, une atteinte insupportable aux libertés essentielles de l’homme. Chez eux, c’est la protection de l’individu elle-même qui est liberticide.

Sans tomber dans cet excès inutile, on peut néanmoins plaider en faveur d’une critique modérée et interne de la raison PPP en essayant de trouver les critères susceptibles d’en limiter le champ d’action. Deux exemples, pour s’en convaincre.

Aucun sujet ne fait davantage consensus que la Protection de l’enfance. Elle a permis d’incontestables et fulgurants progrès dans la condition enfantine. Et pourtant, si l’on n’y prend garde, elle menace de produire des effets pervers polymorphes. Il suffit de considérer la règlementation tatillonne des sorties scolaires, les contraintes sanitaires d’une cantine, les règles de sécurité des colonies de vacances. Arrive à grands pas le temps où les pique-niques seront interdits parce qu’ils brisent la chaîne du froid. La protection de l’enfance se retournera alors contre l’éducation des enfants. Et l’on oubliera l’essentiel, à savoir que ce qu’il faut protéger, ce n’est pas l’enfance (l’innocence, la pureté, l’imagination…), mais la volonté de grandir des enfants. Et cela passe par l’autonomisation, par la responsabilisation progressive… donc par une certaine dose de prise de risque.

Le même constat vaut pour l’autre bout de l’existence. Un traitement exclusivement médical du grand âge et de la dépendance en vient paradoxalement à réduire les individus à l’état de cadavres vivotant. La focalisation sur les risques médicaux peut entraîner une déshumanisation, car le principal risque à cet âge n’est pas la mort, mais l’insipidité de la vie. On l’oublie parfois, mais sapiens vient de sapere : goûter ; et l’homo sapiens est celui qui, pour sa grande sagesse, a besoin de trouver du goût à la vie.

Grandir et vieillir : quand la PPP en vient à contrarier ces deux objectifs, c’est que les dérives sont proches. Mais cela permet à tout le moins d’identifier un critère qui permette de l’évaluer. Il suffit de se demander si elle respecte ou non l’adulte qui sommeille (parfois profondément) en nous. Quand la PPP oublie de concerner l’adulte (sa responsabilité et son autonomie), elle court un grand danger ; quand elle s’adresse à lui (même s’il n’est pas là hic et nunc – enfance, folie, grand âge…), elle ne risque jamais de s’égarer.

Alors que nos vies sont plus sûres et plus durables que jamais, nous ne cessons de nous convaincre de leur précarité ; alors que nous aurions de bons motifs d’être plus confiants, l’angoisse nous assaille de tous bords ; alors que nos destins semblent plus ouverts que jamais, la peur du vide nous paralyse. Veillons à ce que le « combat contre le risque » ne devienne pas la nouvelle idéologie aveuglante de demain. Bref, sachons aussi nous protéger contre les excès de la protection.

Philosophie des âges de la vie: Pourquoi grandir ? Pourquoi vieillir ?

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Août 2008 · N°2

Article extrait du Magazine Causeur



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Pierre-Henri Tavoillot est maître de conférences en philosophie à la Sorbonne et président du Collège de Philosophie. Dernier ouvrage paru, en collaboration avec Eric Deschavanne : <em>Philosophie des âges de la vie</em> (Pluriel, 2008).

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