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Portrait d’un héros français

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«Dans une guerre de contre-insurrection, il y a 20 % de travail militaire et 80 % de travail civil »

Soyons directs, comme le sont les militaires : le commandant David Galula n’a pas la place qu’il mérite dans le paysage intellectuel français. Salué aux États-Unis comme le plus grand théoricien de la guerre révolutionnaire après Clausewitz, reconnu par le général Petraeus récemment nommé à la tête de la C.I.A. comme l’inspirateur de son manuel sur la contre-insurrection, étudié à Westpoint, David Galula, tant par sa vie aventureuse que par le génie de sa pensée, aurait dû, aurait pu susciter la curiosité et même l’admiration de ses compatriotes. Ce ne fut pas le cas. Tentons de comprendre pourquoi.

Galula naît à Sfax (Tunisie) en 1919 et entre à Saint-Cyr en 1939. Affecté au 1er régiment des Zouaves, il assiste impuissant à la défaite, avant d’être rayé des cadres de l’armée  » en application des lois portant sur le statut des juifs « . Il n’y fera jamais allusion. Il doit au général Giraud d’être réintégré dans l’armée avec le grade de lieutenant et de prendre part à tous les combats en France, puis en Allemagne.

En 1945, il est affecté en Extrême-Orient. Il apprend le mandarin et voyage en Mandchourie où seigneurs de la guerre, nationalistes chinois et Japonais s’affrontent encore. Prisonnier des communistes chinois, il aura l’occasion d’étudier sur le terrain la pensée et les stratégies des maoïstes. Il voit le péril mondial que représente le communisme, ce qui ne contribuera pas à sa popularité en France. Sa participation, navrée, à la guerre d’Algérie, non plus. Saisissant très vite que la partie est perdue, il demande à être détaché aux États-Unis. Face au refus de ses supérieurs, il demande sa mise en disponibilité. Il donnera des conférences à Westpoint, rédigera deux ouvrages directement en anglais Pacification in Algeria 1956-1958 et surtout Counterinsurgency Warfare : Theory and Pratice, avant de mourir en 1968.

L’anticommunisme viscéral de David Galula a trouvé un réel écho dans l’Amérique de la guerre froide. Rien de tel, en revanche, dans une France où le parti communiste jouit d’une popularité extravagante et où bien des intellectuels, à commencer par Sartre, sont fascinés par le maoïsme. Galula, en outre, pressent que la religion, l’Islam en particulier, constituera dans l’avenir un ferment d’insurrection plus dangereux encore que les nationalismes. Qui, en France, était capable d’entendre les prophéties de David Galula ?

Comme le note le général David Petraeus, toute théorie militaire échafaudée en l’absence d’expérience vécue est vaine. Galula, poursuit-il, présente donc comme Clausewitz la particularité d’avoir accumulé une grande expérience de la guerre tout en possédant les qualités intellectuelles et philosophiques suffisantes pour arriver à dégager au profit des générations futures les caractéristiques de conflits dont il a été le témoin.

Sa principale intuition, note encore Petraeus, est que, contrairement à la guerre conventionnelle au cours de laquelle le principal enjeu est la puissance respective des adversaires, toutes les forces de contre-insurrection doivent avoir pour but la protection de la population indigène. Que ce soit à Bagdad ou à Kaboul, on a pu mesurer l’ampleur de l’effort à fournir, même avec la boussole conceptuelle de David Galula. Il était possible de prouver à des populations soumises à des idéologies collectivistes que leur prospérité serait plus grande dans une économie de marché.

Mais que valent les arguments matériels face à l’offensive spirituelle du Djihad ? Tout l’enjeu des années à venir tourne autour de cette question. Comme l’écrit David Galula, la guerre est un phénomène social encore bien plus complexe que le jeu d’échec. Nul joueur n’a jamais trouvé d’ouverture garantissant la victoire et nul n’en trouvera jamais. Reconnaissons à Galula d’avoir été un stratège hors pair, même si in fine les vainqueurs sont vaincus par leur victoire même.

David Galula est traduit en français aux éditions Economica.

Jean d’O, marque déposée !

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Et si Jean d’O était le plus grand VRP que la littérature française ait connue. Mieux que Jean-Pierre Marielle dans L’entourloupe, plus fort que Jean Carmet dans Comment réussir quand on est con et pleurnichard ?, plus fourbe que Roger Hanin dans Le Sucreet plus luciférien que Noël Roquevert dans Un singe en hiver. Le garçon a du talent, un doigté inimitable pour mettre dans sa poche les animateurs de télévision, les starlettes de cinéma et les gogos acheteurs. Chez lui, c’est inné, ce don de faire lustrer son énième roman où il sera question de l’ange Gabriel, de Chateaubriand et des misères du temps.

Qu’on le dise d’emblée, d’Ormesson est doué, excessivement doué, supérieurement doué, peut-être même le meilleur vendeur de sa génération. Il n’est pas question ici de gloser sur sa prose, quiconque aurait un jour, par mégarde, ouvert l’un de ses ouvrages, constaterait l’embrouillamini du style. On sait depuis longtemps que ce n’est pas à l’aune de la qualité littéraire que l’on juge un écrivain. Ce serait trop facile, tant de masques tomberaient, l’édition, déjà en crise, n’y survivrait pas. Jean d’Ormesson est une sorte de maître dans l’art d’enfiler les idées convenues, les sourires enjôleurs et les manières d’Ancien Régime. Il nous offre un spectacle, un moment de « culture » pour tous, le professeur descend de son fauteuil d’académicien pour parler aux téléspectateurs.

Contrairement à ses prédécesseurs qui pénétraient dans l’arène médiatique avec des certitudes et des sentences à revendre, d’Ormesson ne commet aucune erreur de style ou d’appréciation. Il faut remarquer ici sa capacité à répondre aux questions les plus stupides avec bonhommie. Les invités sur le plateau sont déjà sous le charme, le présentateur se croit même un peu plus intelligent et les gens, devant leurs téléviseurs, sont convaincus que Jean d’Ormesson est un très grand écrivain. La preuve, il est capable de citer Stendhal comme d’autres égrènent les Champions de France de Football depuis 1958. Il est si cultivé, si fin, et puis vous avez vu ses yeux bleus, et toujours un mot gentil pour la jeune et belle femme qui se trouve assise à côté de lui.

C’est un gentleman, oui, un gentleman cambrioleur qui va réaliser avec La conversation, comme chaque année, un casse dans les librairies de France. Un travail de professionnel. On en pleurerait tellement c’est lumineux. Quand la démagogie atteint une telle perfection, s’incliner devant ce génie des affaires est la moindre des choses. Car si nous ne lui reconnaissons aucune véritable aptitude littéraire, sa technique commerciale est ahurissante de maîtrise et d’efficacité. Ne vous méprenez pas, cette fluidité du bavardage, cette façon de faire croire qu’il n’a rien demandé à la vie, qu’il a suivi benoîtement son chemin alors qu’il n’est qu’ambition et volonté, ne sont pas arrivées du jour au lendemain. Il a beaucoup travaillé. Il a parfait son discours, l’a poli aux angles, lui a donné les fioritures nécessaires, un vrai ébéniste de la langue de bois.

Du temps où il officiait au Figaro et où sa plume néoconservatrice faisait bondir Jean Ferrat de rage, son image était « clivante » comme disent aujourd’hui les instituts de sondage. Pour certains, il était fidèle à la tradition française de l’ordre établi, de la bien-pensance et du courage politique comme dernier rempart à la menace bolchévique. Pour d’autres, il était un dangereux suppôt de la noblesse française et de la bourgeoisie d’affaires qui n’a qu’un seul but : faire taire le peuple ! Jean d’Ormesson avait bien conscience qu’en blessant la moitié de la France, il amputait son propre marché, se privant ainsi de milliers de futurs lecteurs. Quel affreux gâchis ! Pour un homme qui a connu des problèmes de toiture sur son château, il fallait absolument réagir, quitte à mettre un mouchoir de soie sur ses propres convictions. Autrefois, il en avait et ne se privait pas pour les exposer avec fracas dans les colonnes du quotidien.

Mais l’époque des combats idéologiques est passée de mode. Et Jean d’O a horreur de passer pour un vieux chnoque. Alors, il a changé de stratégie de fond en comble, revu son positionnement et réappris à s’exprimer en public. Il a fait un travail sur lui qui mérite vraiment le respect. Quel homme d’âge mûr aurait la force de s’adapter au monde moderne ? Chapeau bas, Monsieur d’Ormesson. Vous avez été le premier à comprendre la force de la télévision, son extraordinaire pouvoir sur les masses. Vous avez été, dès les années 80, l’un des plus habiles bateleurs des cercles littéraires. Je suis même sûr que le succès vous a dépassé. Vous ne vous attendiez pas à un tel engouement pour votre personne. Rendez-vous compte, même des chanteurs à la mode se faisaient « tatouer » votre nom sur le corps ! Vous n’en demandiez pas tant. Seulement qu’on achète vos livres.

J’ai, moi-même, failli être conquis par vos chemises bleues, vos cravates en tricot, vos vestes en laine peignée et votre cabriolet Mercedes joliment suranné. Vous incarnez le bon goût. Même votre bronzage éclatant ne jure pas avec vos dents blanches. Vous parlez avec passion des auteurs morts et votre modestie vous honore. Et puis dans la vulgarité ambiante du petit écran, vous êtes comme une bouffée de nostalgie, un sursaut d’élégance. Alors tant pis, si toutes ces manœuvres sont calculées, si votre but ultime est de nous dépouiller de quelques euros pour qu’on courre acheter votre dernière livraison, vous mettez tant d’énergie et de conviction à vous vendre qu’on vous pardonne.

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Chevènement réhabilite le roman national

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Sortir la France de l’impasse, telle est la proposition de Jean-Pierre Chevènement, dans son livre-programme éponyme paru le 5 octobre. Car pour le « Ché », il n’existe qu’une seule façon efficace de « faire bouger les lignes ». « Y a-t-il d’autres moyens, les institutions de la V° République étant ce qu’elles sont, que de se porter candidat ? », s’interroge-t-il.

L’homme a toutefois adopté une façon originale de faire campagne. Après La France est elle finie ? couronné du prix du livre politique 2011, et son ouvrage d’entretiens avec Luc Chatel sur l’école, il signe son troisième opus en moins d’un an.

On connaît les sujets de prédilection du sénateur de Belfort. Adversaire de toujours du « néo-libéralisme », il avait salué la thématique montebourgeoise de « démondialisation ». Mais sa cible principale demeure « l’Europe de Maasticht », cheval de Troie de la globalisation et du capitalisme financier. La construction européenne que nous connaissons souffre en effet de nombreux vices de conception. Avec l’Acte Unique (1986) et la libéralisation des mouvements de capitaux, concession faite à Mme Thatcher pour arrimer la Grande-Bertagne à l’Europe, Jacques Delors fit le choix d’offrir notre économie à la rapacité des marchés.

Autre vice de conception : celui qui présida à la création de la monnaie unique. La zone euro n’étant pas une « zone économique optimale » telle que définie par Robert Mundell, l’usage d’une même devise par des pays dissemblables ne pouvait qu’induire la divergence de leurs économies. C’est le cas aujourd’hui, avec une Allemagne forte de ses excédents commerciaux, à laquelle on demande de payer pour sauver des économies dévastées par la crise, en Grèce, en Irlande, au Portugal, et bientôt en Espagne, en Italie et en France. Nous verrons, dans les prochains jours, comment nos dirigeants viennent à bout des contradictions qui traversent le continent et fendillent toutes les solidarités. L’enchaînement des sommets européens et le G20 des 3 et 4 novembre prochain devraient livrer un aperçu des espoirs qu’il demeure raisonnable de placer dans l’eurozone.

Notre auteur donne un certain nombre de pistes pour sortir l’Europe de l’ornière. A l’en croire, mettre fin au séisme économique qui secoue l’Europe passe par une réforme du fonctionnement de l’euro. On peut choisir de modifier les statuts de la Banque centrale européenne (BCE), afin que celle-ci cesse enfin de lutter contre une inflation qui n’existe plus pour s’attaquer aux problèmes- eux, bien réels- de la croissance et de l’emploi. En autorisant la BCE à monétiser massivement la dette des pays en péril, peut-être pourrait-on encore sauver la monnaie unique.

Prudent, Chevènement prévoit toutefois un « plan B ». S’inspirant largement des propositions de Jacques Sapir, il envisage de transformer l’euro en simple monnaie commune, autrement dit en un « panier des monnaies qui le constituerait ». Utilisable pour les seules transactions externes, garantissant des possibilités d’ajustement des devises nationales, ce système permettrait d’accueillir nombre de nouveaux Etats (de la Grande-Betagne aux pays de l’Est) au sein d’une eurozone au fonctionnement souple.

Son bilan de l’Europe repose finalement sur un constat : si celle-ci ne fonctionne plus, c’est parce qu’elle fut initialement construite dans une optique fédéraliste de mauvais aloi. Il s’agissait d’effacer l’idée de « nation », trop vite assimilée à sa pathologie, le nationalisme. Il y avait, chez les Pères fondateurs, une bonne dose de cet « antinationisme » diagnostiqué par Pierre-André Taguieff. Et l’ancien ministre de se désoler : « les élites françaises ont rallié de Gaulle en 1944, mais au fond d’elles-mêmes, elle n’ont jamais repris confiance en la France ».

Le mal était profond, à tel point qu’il sévit encore aujourd’hui. Nos élites ne peuvent évoquer l’idée de nation sans se croire immédiatement contaminées par « l’idéologie française », cette maladie imaginaire inventée par Bernard-Henri Lévy. Ainsi, cependant qu’elles se livrent à une course effrénée à la dilution de la France dans l’Union, elles sabotent le cadre national, celui-là même dans lequel s’exerce la démocratie.

Nous quittons alors les sentiers de l’économie pour découvrir les mille autres dommages générés par cette idée libérale que la nation est un monstre, le peuple une engeance brutale et « lepénisée », et qu’à l’acquisition de droits collectifs, mieux vaut préférer l’exaltation de l’individu atomisé et de sa singularité. « C’est désormais l’individu dans ses identités multiples, qui doit être émancipé, et non plus le salarié dans son rapport à la production » écrivait Laurent Bouvet.

Quant au « lion de Belfort », il voit les effets de cet effacement de la démocratie à l’œuvre partout : naufrage de l’école, abandon des « valeurs républicaines », complaisance envers la doxa antiraciste de médias qui « traquent la liberté d’expression dès lors qu’elle mord sur les lignes jaunes du politiquement correct ».

Ainsi Jean-Pierre Chevènement s’aventure-t-il sur des thématiques hélas désertées par sa famille politique, renvoyant dos à dos le « sans-papiérisme » de gauche et le mythe étriqué de l’immigration-zéro. N’hésitant pas à avaliser les thèses injustement controversées d’un Hugues Lagrange, plaidant aussi bien pour le refus du communautarisme que pour le rejet du racisme, il passe en revue tous les impensés de la gauche d’accompagnement : intégration, laïcité sans concession, conditions d’acquisition à la nationalité. Il va même jusqu’à pourfendre le droit de vote des immigrés aux élections locales, ce tronçonnage absurde de la citoyenneté, cette appartenance au rabais.

Finalement, Sortir la France de l’impasse mérite davantage que des ajustements économico-budgétaires à la marge. C’est toute une conception du pays qu’il convient de revoir, en lui réapprenant à s’aimer lui-même, afin qu’il sache se faire aimer de ceux qui le choisissent.

Plus que le « rêve français » qu’il conviendrait de « réenchanter », c’est le « roman national » qu’il faut réhabiliter. Non pour se complaire dans la nostalgie pleurnicharde des chantres du rétropédalage, mais parce que du passé, on ne fait jamais table rase. L’assumer, et même l’aimer est encore la meilleure façon d’envisager l’avenir.

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Kadhafi et Boursorama

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La publicité sur internet n’a pas que des amis. Les reproches vont bon train touchant son caractère intrusif. Difficile de visionner la mort de Kadhafi, par exemple, sans passer par le dernier clip de Boursorama-Banque.(« Tous les services d’une vraie banque, simplement et sans frais »).
Avant d’entre-apercevoir le dictateur défiguré sur le site de BFM, l’internaute devra d’abord apprécier les images somptueuses du nouveau clip de BforBank Parce que maintenant ma banquière, c’est moi »).

Quel rare moment de vérité. Quelle magnifique leçon de réalisme involontaire. Un grand merci aux annonceurs pour leur cupidité. Sans eux, nous en serions réduits à écouter le communiqué des vainqueurs ou l’analyse, plus trompeuse encore, des philosophes moraux.

Il est heureux que les annonceurs aient tenu coûte que coûte à leurs messages publicitaires. S’ils avaient eu la décence élémentaire de retirer leurs réclames au moment de montrer un cadavre, ils n’auraient jamais fait mouche.

Monsieur de la Boursoufle

Dans les années quatre-vingt, la classe moyenne-moyenne, plutôt de gauche, hostile en paroles au libéralisme pur et dur, en avait la tentation. Elle pensait secrètement que le marché serait pour elle providentiel, à la condition que l’Etat conserve un peu de son autorité régulatrice. Son idéologie se résumait aux Droits de l’Homme — comprenons : les Désirs du Cadre. Voilà pourquoi, pragmatique, elle rejetait la révolution et prônait la gestion. Elle était hégéliano-blairiste. Or, les années passant, elle se paupérise. Le chômage, la précarité, l’assistance la guettent. Depuis la crise, le crash social la hante.

Dès lors, la « mondialisation » ne lui semble plus le fin mot de l’Histoire. Elle regrette le « monde d’avant » — qu’il lui paraissait urgent, il n’y a pas si longtemps encore, de réformer, de moderniser, d’européaniser, afin d’y inscrire son dynamisme. La vie y était plus humaine et authentique : plus décente, comme elle dit à présent.

Chue de la hauteur des temps à laquelle elle ne s’est jamais vraiment hissée, la classe moyenne-moyenne pourrait, comme la classe ouvrière, verser dans le populisme xénophobe. Mais elle ne veut pas désespérer du progrès. Elle opte alors pour une éthique de l’indignation mêlée de pensée sociale-démocrate libertaire et augmentée d’une conscience écologique. Redevenue contestataire, son discours tourne autour d’un axe idéologique Hessel-Onfray-Hulot — blablas médiatiques et populaires dotés d’un faible coefficient d’intelligence et d’une haute teneur en ressentiment.

Le Parti Socialiste représente les intérêts en faillite de la classe moyenne-moyenne. Or l’homme qui, aujourd’hui, au P.S., exprime le plus habilement le désarroi de cette catégorie malmenée et, en même temps, désireuse de demeurer moyenne même si c’est moyenne-pauvre, c’est Arnaud Montebourg.

Montebourg a un côté rodomont, comme Mélenchon, mais moins crocs-dehors. Plus rond. Cela tient à ses traits empâtés, sans doute. Toutefois Montebourg n’est pas que joufflu. Il est bouffi. Bouffi de lui-même, de sa rhétorique de Sixième République à géométrie variable. Un jour il est contre l’Europe, le cumul des mandats, la libre mondialisation, un autre il n’est pas si contre. À l’image des gens dont il se veut l’avocat, en voie de prolétarisation mais qui n’ont pas encore perdu tout espoir de redevenir moyens-moyens, il oscille entre radicalité et modération. D’où sa morgue. Avant de lâcher son verbe avec un sourire satisfait, il a une manière d’en gonfler ses petites bajoues.

Rien d’étonnant que la classe moyenne-moyenne appauvrie, d’autant plus forte en gueule qu’elle est impuissante et humiliée, se reconnaisse dans ce petit Monsieur de la Boursoufle.

Tu enfanteras dans la couleur

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Marni Kotak

Toi aussi, cher lecteur, tu peux être artiste ou même performancier. D’ailleurs, tu l’es déjà mais tu ne le sais pas, parce que de l’art, tu en fais comme Monsieur Jourdain de la prose. Ne fais pas le timide, je t’assure, c’est facile : il te suffit de le décider et le dîner que tu partageras avec tes copains ou même tes douze heures quotidiennes de sommeil, ronflements compris, deviendront des œuvres d’art. Si tu es malin, peut-être même que des gogos paieront pour les voir en live ou sur internet.

Nous avons longtemps pensé que l’art existait par des œuvres qui parfois, reproduisaient la vie. Puis l’art abstrait s’est affranchi du réel, tout en poursuivant la quête du beau par d’autres moyens. Il fallait de l’inspiration, de la concentration du travail, de l’esprit et du cœur, du talent ou du génie. Puis on célébra un art jus-de-crâne dit conceptuel, délivré de toute ambition esthétique, avant de découvrir, grâce à la « Merda d’artista » de Piero Manzoni et bien d’autres professionnels de la transgression, que toute production d’un artiste, y compris ses matières fécales et ses sécrétions intimes, devait être considérée comme une œuvre.

L’Américaine Marni Kotak a trouvé la formule ultime – l’art total. Puisqu’elle est une artiste, sa vie elle-même est une œuvre d’art. C’est donc en public et dans une galerie de Brooklyn qu’elle accouchera de son premier enfant et, par la même occasion, d’une œuvre intitulée « La naissance de Bébé X ». On imagine aisément les pompeux cornichons avant-gardistes qui se pâmeront devant tant d’audace.

L’obsession maladive de la célébrité ne date pas d’hier. Elle nourrit la presse people et les tabloïds. Avec la téléréalité, des bataillons de jeunes gens deviennent volontairement le combustible qui fait tourner la machine spectaculaire. Des milliers, peut-être des millions de gens, qui ne jouissent plus que du regard de leurs semblables, exhibent sur internet la banalité de leur existence. Que cette déplorable disposition entre au musée, on ne sait pas très bien s’il faut en rire ou s’en affliger. Il faut s’y faire : plus il y a d’artistes, moins il y a d’art.

L’art total de Marni Kotak ne se contente pas d’imiter le Loft, il a un petit genre « Truman Show ». Sa vie à elle ne lui paraissant sans doute pas suffisante pour tenir la distance, elle compte exposer celle de son enfant, de sa naissance à son entrée à l’université et, précise-t-elle, à son accession à l’autonomie – qui, après un tel traitement, devrait intervenir vers l’âge de 70 ans. Sans oublier, j’imagine, ses séances de psy. Tout cela dans le cadre d’une œuvre nommée « Raising Baby X » (« Elever Baby X ») sans doute sponsorisée par une entreprise de com.

Alors, on a beaucoup reproché à notre Président de se mettre en scène, mais je trouve qu’il est petit-bras. Parce que nous, on n’a même pas le droit d’assister à la naissance du prince-héritier. C’est dégueulasse.

Sardou : ne m’appelez plus jamais réac

Michel Sardou est un grand naïf. Je me souviens d’un Sept sur Sept de 1993. Il était l’invité d’Anne Sinclair et il avait espéré tout haut qu’Edouard Balladur, premier ministre de la seconde cohabitation, deviendrait ensuite celui d’un Jacques Chirac élu deux ans plus tard. Pourtant très jeune, j’avais trouvé bien candide ce « conscrit de mon père »[1. Expression jurassienne qui signifie que Sardou aurait pu faire le service militaire avec mon père, étant de la même promotion que lui], qui côtoyait tout ce beau linge bien davantage que le jeune militant provincial que j’étais.

Près de vingt ans après, cette touchante naïveté n’a pas disparu. Sardou narre avec étonnement sa « convocation » à l’Elysée après qu’il eût des mots sévères envers l’hôte des lieux. Cela doit faire plus de trente ans qu’il connaît Nicolas Sarkozy, et il découvre comment fonctionne le personnage. Bernard-Henry Lévy avait expliqué, sur France Info il y a deux ans environ, sa relation au Président en ces termes : « On est avec lui ou contre lui. Il ne peut pas imaginer qu’on soit son ami et qu’on ne le soutienne pas politiquement ». Et BHL d’ajouter qu’il savait lui, dissocier amitié et proximité politique, ce qui l’avait amené à soutenir Royal en 2007 malgré son amitié pour Nicolas Sarkozy, ce dernier ne pouvant l’accepter. Sardou, l’ami, découvre aujourd’hui ce trait de caractère -guère flatteur- du Président. Sardou l’électeur, en revanche, semble déjà déçu depuis quelques mois. Dans un entretien accordé au Parisien en mai 2010, il n’était déjà guère tendre avec le Président : « J’y ai cru, je n’y crois plus. Quand on vous promet quatorze réformes et que l’on en fait pas une… Je suis déçu. » Au point qu’aujourd’hui, lorsqu’on lui demande s’il pourrait voter à gauche, il répond : « Pourquoi pas ? »

Et là, les amis, c’est quand même une révolution. Fermez les yeux et imaginez l’auteur du Temps des Colonies, de Je suis pour, des Deux écoles et de Vladimir Illitch dans l’isoloir écarter le bulletin de Nicolas Sarkozy pour glisser celui de François Hollande dans l’enveloppe. Je le fais en même temps que vous. Vous y arrivez ? Moi j’y suis parvenu sans peine. Non, je ne me drogue pas ! Et vous aussi, vous y êtes arrivés, ne mentez pas ! Parce que voter à gauche lorsqu’on est de droite en 2012, parce qu’on ne croit pas -ou qu’on ne croit plus- à son candidat, c’est aussi facile que de voter à droite quand on était de gauche en 2007 parce qu’on n’imaginait pas sa candidate présidente. Parce que ce qui était inimaginable en 1974 ou en 1981 quand le clivage droite-gauche signifiait encore quelque chose, ne l’est plus à notre époque.

Ceci, nous le savions déjà si on avait étudié les campagnes référendaires de 1992 et de 2005, lorsqu’on tentait d’expliquer les raisons qui poussent des ouvriers votant autrefois pour le PCF à choisir Marine Le Pen ou que, plus récemment, le projet démondialisateur d’Arnaud Montebourg intéressait, voire mobilisait, au-delà des rangs des sympathisants socialistes. Mais le fait qu’un chanteur aussi populaire que Sardou envisage aussi crûment de voter à gauche constitue un double signe. Le signe de l’obsolescence politique de ce clivage, mais aussi un message las adressé à tous les fans de l’auteur du France : « Je suis comme vous, j’ai compris, ils défendent la même politique. Désormais, je fais comme vous, je zappe !».

Suisse : mouton noir et bouc émissaire

Si les français moyens allaient moins souvent en Suisse pour cacher des lingots d’or et plus souvent pour faire de l’éco-tourisme, ils sauraient que le bouc est une espèce extrêmement répandue dans la faune helvétique. Pour mémoire le bouc, dixit le Larousse (qui est une religion comme une autre) est « le mâle de la chèvre, aux cornes puissantes, à la barbe développée et à l’odeur très forte ». C’est certainement pour ces différentes raisons que l’Union démocratique du Centre (UDC), parti conservateur modernisé promis à un succès électoral important lors des élections législatives qui se dérouleront dimanche prochain, a écarté le fier impala et le goguenard casoar à casque pour faire d’un bouc, Zottel la touffe »), la mascotte de son action.

L’UDC a déjà beaucoup sollicité les animaux. En 2007, pour l’initiative populaire fédérale sur le renvoi des étrangers criminels on voyait, sur l’affiche du parti, un troupeau de moutons blancs bouter hors de la Suisse un mouton noir. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une votation sur la libre circulation avec l’Union européenne leur affiche montrait la confédération se faire dépecer par des corbeaux noirs. Une iconographie animalière éprouvante, comme on peut le constater… Mais depuis dimanche, la Suisse vit dans l’angoisse. Zottel, le bouc fétiche de l’UDC a été enlevé chez son propriétaire par un groupuscule d’extrême-gauche antifasciste qui a revendiqué l’action en ces termes : « Maintenant, nous avons aussi un bouc émissaire ». Les obscurs plaisantins n’ont pas hésité à enlever Mimo dans la foulée, chèvre naine compagne de Zottel. L’UDC a fermement condamné le rapt du bestiau : « c’est un acte criminel ! », et a profité de l’incident pour rappeler ses impérissables qualités : « (il est) curieux, intéressé, impertinent, coriace, entêté et résistant. (il) symbolise ainsi la liberté, l’indépendance et l’intrépidité de la Suisse ». Mardi le petit bouc a été retrouvé dans la région de Zurich, attaché à un arbre et barbouillé de peinture noire.

Libé a cru bon de commenter: « Les populistes n’ont pas une touffe d’humour ». Le Matin, quotidien suisse, a titré : « Le rapt du bouc vire à l’affaire d’état ». La péripétie a fait pleurer ou pleurer de rire. C’est selon. Dimanche prochain, l’UDC vise jusqu’à 30% des voix. De quoi redonner le sourire à Zottel. On conseille cependant au parti conservateur Suisse de choisir pour prochaine mascotte un lion ou un guépard : on verra si les antifascistes oseront s’y frotter…

Kadhafi : sans autre forme de procès

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Tout de même, nous n’avons pas de chance, nous, citoyens des démocraties occidentales.

C’est en notre nom, d’après ce que j’ai compris, et des valeurs qui nous font vivre dans des Etats de droit que nous avons attaqué et bombardé depuis une vingtaine d’années la Bosnie serbe (1995), la Serbie (1999), l’Irak (1991 et 2003), l’Afghanistan (2001) et la Libye (2011). A chaque fois, il s’agissait d’en finir avec une tyrannie meurtrière, et ça allait être tellement mieux après, on allait voir ce qu’on allait voir.

Même en admettant que rien ne se déroule tout à fait comme on le prévoit, ce qui peut se comprendre quand on décide d’écraser des fourmilières avec une pluie de missiles thermoguidés, on aurait préféré que ces guerres aient une vertu pédagogique, que civils et militaires ne soient pas morts pour rien et que les dictateurs ou les terroristes ainsi mis en échec puissent rendre des comptes devant le monde entier.

Pour tout dire, on aurait souhaité, de temps en temps, un nouveau procès de Nuremberg ou un nouvel Eichmann à Jérusalem qui ont eu, pour en finir définitivement avec le nazisme, autant d’importance que la défaite du nazisme elle-même. Je fais ce parallèle car je me souviens très bien avoir vu sur les murs de Paris, aux alentours des années 90, des affiches comparant Milosevic à Hitler et, plus tard, les mêmes avec Ben Laden ou Saddam Hussein.

Seulement voilà, à chaque fois, c’est raté. Milosevic est mort dans sa prison par ce qu’il ne prenait pas bien ses gouttes contre l’hypertension, Saddam Hussein a été pendu à peine extirpé de son trou dans le triangle sunnite, Ben Laden a été inhumé en pleine mer après avoir été abattu par des forces spéciales et Kadhafi a manifestement été lynché par la foule.

A chaque fois, des procès qui auraient pu être riches d’enseignements pour comprendre les mécanismes du terrorisme de masse, d’une épuration ethnique ou d’une dictature de type mafieux n’ont pas eu lieu.

On voudrait faire croire à des esprits simples ou exaltés, conspirationnistes ou complotistes que les accusés avaient des choses gênantes à dire pour les accusateurs qu’on ne s’y serait pas pris autrement.

C’est bien dommage : quoiqu’on en dise, quand on veut casser définitivement des légendes sulfureuses, les prétoires, c’est tout de même mieux que les exécutions sommaires.

Utopie en Picardie

Le Familistère de Guise (photo : université libre d'Essonne).

Guise, en Picardie, fut le cadre d’une utopie concrète et durable, d’inspiration fouriériste, à l’initiative de Jean-Baptiste André Godin, fils d’un artisan-serrurier. Elle est intéressante car elle marque, d’une certaine manière, malgré d’incontestables succès, ce qu’on pourrait appeler les limites du genre par rapport au socialisme de Marx et d’Engels qui remarquaient déjà, dans le Manifeste : « Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, d’Owen, etc. font leur apparition dans la première période de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie (…) Les inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de l’antagonisme des classes, ainsi que de l’action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Mais ils n’aperçoivent du côté du prolétariat aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre. »

Mais revenons au jeune Godin. Comme à tous les enfants du XIXe siècle ou presque, ce qui manque au petit Jean-Baptiste, c’est l’air, l’espace et la lumière. L’amusant est que ce futur utopiste phalanstérien prend d’abord au mot un autre grand utopiste, libéral celui-ci, le ministre Guizot et son célèbre impératif catégorique : « Enrichissez-vous ! »[access capability= »lire_inedits »] Godin crée un atelier de fonderie en 1840 et il a son premier coup de génie : l’utilisation de la fonte, à la place du fer, dans la fabrication des poêles. Le succès est immédiat. Avec ses trente-deux ouvriers, il est à l’image des parvenus louis-philippards, ceux qui désolent la vieille aristocratie foncière et rendent si mélancoliques, le soir autour du feu, les vieux chouans de Barbey d’Aurevilly. Comme Lord Sandwich, l’ingénieur MacAdam ou le préfet Poubelle, Godin va donner son nom à son invention et devenir mondialement connu : les poêles et les cuisinières Godin.

Il aurait pu être un patron comme un autre, seulement voilà, comme tous les autodidactes, Godin a de mauvaises lectures et, en 1842, il découvre Charles Fourier, théoricien socialiste et, à sa manière, poète pré-surréaliste, comme le pensera Breton qui le fait figurer en bonne place dans son Anthologie de l’humour noir. Godin croit en Fourier et veut mettre la théorie en pratique.

En 1848, il est à Paris. C’est la révolution, une révolution sympathique mais verbeuse. Notre jeune entrepreneur veut du concret et revient à Guise. Il finance alors Victor Considérant, polytechnicien et opposant à Napoléon III, dont Marx a lu attentivement, en 1843, le Manifeste de la démocratie au XIXe siècle. Considérant installe près de Houston un phalanstère nommé La Réunion qui accueille des colons français. Est-ce parce que Considérant a la mauvaise idée d’accorder le droit de vote aux femmes ou encore parce qu’une invasion de sauterelles détruit les récoltes ? Ou plutôt pour la raison anticipée par Marx près de dix ans plus tôt − «Pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au cœur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs.» ? Toujours est-il que le phalanstère de La Réunion est un échec et que, quand l’expérience s’arrête en 1857, Godin y a engouffré la moitié de sa fortune.

Mais l’utopiste ne se décourage pas facilement, c’est même à cela qu’on le reconnaît. La même année, Godin acquiert des terrains dans une boucle de l’Oise. Dès 1859, il entreprend la construction du Familistère, aussi appelé « Palais social ». L’appellation de « Palais » n’est pas innocente : Godin va loger jusqu’à 500 familles dans des conditions d’un luxe inimaginable, surtout si on lit, en comparaison, le témoignage apocalyptique d’Engels sur les conditions de vie des ouvriers anglais à la même époque.

L’air, l’espace, la lumière. Pendant les trente années qui suivent, le Familistère se perfectionne et se développe : écoles mixtes et gratuites, commerces coopératifs, théâtre et même une piscine chauffée. Les appartements comportent deux ou trois pièces d’habitation, des galeries circulaires font le tour d’une cour centrale recouverte d’une immense verrière.
Godin invente même le développement durable, le tri sélectif et le recyclage avant l’heure : les bébés dorment sur des matelas emplis de son. Le son est distribué aux vaches dont le lait nourrira les bébés.

Signe incontestable de sa réussite, Godin déplaît à peu près à tout le monde. Il déplaît au mouvement ouvrier qui voit dans son projet un pur et simple paternalisme et une entrave à la doctrine de l’autonomie. Engels, encore lui, écrira avec un rien de condescendance : « Aucun capitaliste n’a intérêt à édifier de telles colonies (owenistes ou fouriéristes) ; aussi bien il n’en existe nulle part au monde en dehors de Guise, en France, et celle-ci a été construite par un fouriériste, non comme une affaire rentable mais comme une expérience socialiste. »
Mais Godin déplaît aussi au Comité des forges, l’ancêtre du Medef, qui voit d’un assez mauvais œil la réussite économique d’un homme qui innove sur le plan industriel tout en redistribuant tous les bénéfices, au point d’habiter lui-même le Familistère et de devenir un simple associé de son entreprise. Il déplaît, enfin, à la mairie de Guise et aux autres habitants qui méprisent ce « tas de briques », reprochant aux familistériens de former une aristocratie ouvrière héréditaire où l’on ne peut entrer que par le biais du mariage.

En revanche, ceux qui accusent le marxisme d’avoir le monopole de la bureaucratie ou de générer presque forcément des sociétés de contrôle devraient jeter un coup d’œil sur le règlement du Familistère. Ses bonnes intentions flirtent parfois avec le kafkaïen : c’est 10 francs d’amende si on lave son linge sale en famille plutôt que d’utiliser les buanderies collectives ; ce sont des fêtes systématiques, comme celle du travail ou celle de l’enfance. Godin incarne aussi très bien cette bizarre alliance entre socialisme et occultisme, si bien démontée par Muray : il se livre avec sa maîtresse et cousine, Marie Moret, qui lui succède après sa mort, à de fréquentes séances de spiritisme.

Le Familistère, c’est, en prime, l’ébauche d’une novlangue : on envoie ses enfants à la « nourricerie », au « pouponnat », au « bambinat » puis à l’ « asile » (l’école maternelle). On est d’abord simple « participant », puis « sociétaire » et enfin « associé » ; les temples du Progrès et de la Connaissance ont remplacé les églises. Dans cette atmosphère d’aquarium où règne une convivialité obligatoire, le meilleur des mondes n’est pas loin : « Au Familistère, 1 500 personnes peuvent se voir, se visiter, vaquer à leurs occupations domestiques, se réunir dans des lieux publics et faire leurs approvisionnements sous galeries couvertes, sans s’occuper du temps qu’il fait, et sans avoir jamais plus de 160 mètres à parcourir », écrit Godin avec fierté dans ses Solutions sociales.

Malgré tout, le Familistère de Guise reste l’un des très rares exemples de mise en œuvre pratique de cette alliance équitable entre Travail et Capital, idée utopique par excellence qui séduira jusqu’à de Gaulle lui-même, sous le nom de « Participation ».
L’ironie de l’histoire veut que cette expérience communautaire unique disparaisse en 1968, année qui se prétendit révolutionnaire alors qu’elle ne fut que le début de la longue tyrannie libérale-libertaire qui se poursuit encore. Mais même dans une perspective marxiste, le Familistère était condamné d’avance : « Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours. »[/access]

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Portrait d’un héros français

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«Dans une guerre de contre-insurrection, il y a 20 % de travail militaire et 80 % de travail civil »

Soyons directs, comme le sont les militaires : le commandant David Galula n’a pas la place qu’il mérite dans le paysage intellectuel français. Salué aux États-Unis comme le plus grand théoricien de la guerre révolutionnaire après Clausewitz, reconnu par le général Petraeus récemment nommé à la tête de la C.I.A. comme l’inspirateur de son manuel sur la contre-insurrection, étudié à Westpoint, David Galula, tant par sa vie aventureuse que par le génie de sa pensée, aurait dû, aurait pu susciter la curiosité et même l’admiration de ses compatriotes. Ce ne fut pas le cas. Tentons de comprendre pourquoi.

Galula naît à Sfax (Tunisie) en 1919 et entre à Saint-Cyr en 1939. Affecté au 1er régiment des Zouaves, il assiste impuissant à la défaite, avant d’être rayé des cadres de l’armée  » en application des lois portant sur le statut des juifs « . Il n’y fera jamais allusion. Il doit au général Giraud d’être réintégré dans l’armée avec le grade de lieutenant et de prendre part à tous les combats en France, puis en Allemagne.

En 1945, il est affecté en Extrême-Orient. Il apprend le mandarin et voyage en Mandchourie où seigneurs de la guerre, nationalistes chinois et Japonais s’affrontent encore. Prisonnier des communistes chinois, il aura l’occasion d’étudier sur le terrain la pensée et les stratégies des maoïstes. Il voit le péril mondial que représente le communisme, ce qui ne contribuera pas à sa popularité en France. Sa participation, navrée, à la guerre d’Algérie, non plus. Saisissant très vite que la partie est perdue, il demande à être détaché aux États-Unis. Face au refus de ses supérieurs, il demande sa mise en disponibilité. Il donnera des conférences à Westpoint, rédigera deux ouvrages directement en anglais Pacification in Algeria 1956-1958 et surtout Counterinsurgency Warfare : Theory and Pratice, avant de mourir en 1968.

L’anticommunisme viscéral de David Galula a trouvé un réel écho dans l’Amérique de la guerre froide. Rien de tel, en revanche, dans une France où le parti communiste jouit d’une popularité extravagante et où bien des intellectuels, à commencer par Sartre, sont fascinés par le maoïsme. Galula, en outre, pressent que la religion, l’Islam en particulier, constituera dans l’avenir un ferment d’insurrection plus dangereux encore que les nationalismes. Qui, en France, était capable d’entendre les prophéties de David Galula ?

Comme le note le général David Petraeus, toute théorie militaire échafaudée en l’absence d’expérience vécue est vaine. Galula, poursuit-il, présente donc comme Clausewitz la particularité d’avoir accumulé une grande expérience de la guerre tout en possédant les qualités intellectuelles et philosophiques suffisantes pour arriver à dégager au profit des générations futures les caractéristiques de conflits dont il a été le témoin.

Sa principale intuition, note encore Petraeus, est que, contrairement à la guerre conventionnelle au cours de laquelle le principal enjeu est la puissance respective des adversaires, toutes les forces de contre-insurrection doivent avoir pour but la protection de la population indigène. Que ce soit à Bagdad ou à Kaboul, on a pu mesurer l’ampleur de l’effort à fournir, même avec la boussole conceptuelle de David Galula. Il était possible de prouver à des populations soumises à des idéologies collectivistes que leur prospérité serait plus grande dans une économie de marché.

Mais que valent les arguments matériels face à l’offensive spirituelle du Djihad ? Tout l’enjeu des années à venir tourne autour de cette question. Comme l’écrit David Galula, la guerre est un phénomène social encore bien plus complexe que le jeu d’échec. Nul joueur n’a jamais trouvé d’ouverture garantissant la victoire et nul n’en trouvera jamais. Reconnaissons à Galula d’avoir été un stratège hors pair, même si in fine les vainqueurs sont vaincus par leur victoire même.

David Galula est traduit en français aux éditions Economica.

Jean d’O, marque déposée !

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Et si Jean d’O était le plus grand VRP que la littérature française ait connue. Mieux que Jean-Pierre Marielle dans L’entourloupe, plus fort que Jean Carmet dans Comment réussir quand on est con et pleurnichard ?, plus fourbe que Roger Hanin dans Le Sucreet plus luciférien que Noël Roquevert dans Un singe en hiver. Le garçon a du talent, un doigté inimitable pour mettre dans sa poche les animateurs de télévision, les starlettes de cinéma et les gogos acheteurs. Chez lui, c’est inné, ce don de faire lustrer son énième roman où il sera question de l’ange Gabriel, de Chateaubriand et des misères du temps.

Qu’on le dise d’emblée, d’Ormesson est doué, excessivement doué, supérieurement doué, peut-être même le meilleur vendeur de sa génération. Il n’est pas question ici de gloser sur sa prose, quiconque aurait un jour, par mégarde, ouvert l’un de ses ouvrages, constaterait l’embrouillamini du style. On sait depuis longtemps que ce n’est pas à l’aune de la qualité littéraire que l’on juge un écrivain. Ce serait trop facile, tant de masques tomberaient, l’édition, déjà en crise, n’y survivrait pas. Jean d’Ormesson est une sorte de maître dans l’art d’enfiler les idées convenues, les sourires enjôleurs et les manières d’Ancien Régime. Il nous offre un spectacle, un moment de « culture » pour tous, le professeur descend de son fauteuil d’académicien pour parler aux téléspectateurs.

Contrairement à ses prédécesseurs qui pénétraient dans l’arène médiatique avec des certitudes et des sentences à revendre, d’Ormesson ne commet aucune erreur de style ou d’appréciation. Il faut remarquer ici sa capacité à répondre aux questions les plus stupides avec bonhommie. Les invités sur le plateau sont déjà sous le charme, le présentateur se croit même un peu plus intelligent et les gens, devant leurs téléviseurs, sont convaincus que Jean d’Ormesson est un très grand écrivain. La preuve, il est capable de citer Stendhal comme d’autres égrènent les Champions de France de Football depuis 1958. Il est si cultivé, si fin, et puis vous avez vu ses yeux bleus, et toujours un mot gentil pour la jeune et belle femme qui se trouve assise à côté de lui.

C’est un gentleman, oui, un gentleman cambrioleur qui va réaliser avec La conversation, comme chaque année, un casse dans les librairies de France. Un travail de professionnel. On en pleurerait tellement c’est lumineux. Quand la démagogie atteint une telle perfection, s’incliner devant ce génie des affaires est la moindre des choses. Car si nous ne lui reconnaissons aucune véritable aptitude littéraire, sa technique commerciale est ahurissante de maîtrise et d’efficacité. Ne vous méprenez pas, cette fluidité du bavardage, cette façon de faire croire qu’il n’a rien demandé à la vie, qu’il a suivi benoîtement son chemin alors qu’il n’est qu’ambition et volonté, ne sont pas arrivées du jour au lendemain. Il a beaucoup travaillé. Il a parfait son discours, l’a poli aux angles, lui a donné les fioritures nécessaires, un vrai ébéniste de la langue de bois.

Du temps où il officiait au Figaro et où sa plume néoconservatrice faisait bondir Jean Ferrat de rage, son image était « clivante » comme disent aujourd’hui les instituts de sondage. Pour certains, il était fidèle à la tradition française de l’ordre établi, de la bien-pensance et du courage politique comme dernier rempart à la menace bolchévique. Pour d’autres, il était un dangereux suppôt de la noblesse française et de la bourgeoisie d’affaires qui n’a qu’un seul but : faire taire le peuple ! Jean d’Ormesson avait bien conscience qu’en blessant la moitié de la France, il amputait son propre marché, se privant ainsi de milliers de futurs lecteurs. Quel affreux gâchis ! Pour un homme qui a connu des problèmes de toiture sur son château, il fallait absolument réagir, quitte à mettre un mouchoir de soie sur ses propres convictions. Autrefois, il en avait et ne se privait pas pour les exposer avec fracas dans les colonnes du quotidien.

Mais l’époque des combats idéologiques est passée de mode. Et Jean d’O a horreur de passer pour un vieux chnoque. Alors, il a changé de stratégie de fond en comble, revu son positionnement et réappris à s’exprimer en public. Il a fait un travail sur lui qui mérite vraiment le respect. Quel homme d’âge mûr aurait la force de s’adapter au monde moderne ? Chapeau bas, Monsieur d’Ormesson. Vous avez été le premier à comprendre la force de la télévision, son extraordinaire pouvoir sur les masses. Vous avez été, dès les années 80, l’un des plus habiles bateleurs des cercles littéraires. Je suis même sûr que le succès vous a dépassé. Vous ne vous attendiez pas à un tel engouement pour votre personne. Rendez-vous compte, même des chanteurs à la mode se faisaient « tatouer » votre nom sur le corps ! Vous n’en demandiez pas tant. Seulement qu’on achète vos livres.

J’ai, moi-même, failli être conquis par vos chemises bleues, vos cravates en tricot, vos vestes en laine peignée et votre cabriolet Mercedes joliment suranné. Vous incarnez le bon goût. Même votre bronzage éclatant ne jure pas avec vos dents blanches. Vous parlez avec passion des auteurs morts et votre modestie vous honore. Et puis dans la vulgarité ambiante du petit écran, vous êtes comme une bouffée de nostalgie, un sursaut d’élégance. Alors tant pis, si toutes ces manœuvres sont calculées, si votre but ultime est de nous dépouiller de quelques euros pour qu’on courre acheter votre dernière livraison, vous mettez tant d’énergie et de conviction à vous vendre qu’on vous pardonne.

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Chevènement réhabilite le roman national

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Sortir la France de l’impasse, telle est la proposition de Jean-Pierre Chevènement, dans son livre-programme éponyme paru le 5 octobre. Car pour le « Ché », il n’existe qu’une seule façon efficace de « faire bouger les lignes ». « Y a-t-il d’autres moyens, les institutions de la V° République étant ce qu’elles sont, que de se porter candidat ? », s’interroge-t-il.

L’homme a toutefois adopté une façon originale de faire campagne. Après La France est elle finie ? couronné du prix du livre politique 2011, et son ouvrage d’entretiens avec Luc Chatel sur l’école, il signe son troisième opus en moins d’un an.

On connaît les sujets de prédilection du sénateur de Belfort. Adversaire de toujours du « néo-libéralisme », il avait salué la thématique montebourgeoise de « démondialisation ». Mais sa cible principale demeure « l’Europe de Maasticht », cheval de Troie de la globalisation et du capitalisme financier. La construction européenne que nous connaissons souffre en effet de nombreux vices de conception. Avec l’Acte Unique (1986) et la libéralisation des mouvements de capitaux, concession faite à Mme Thatcher pour arrimer la Grande-Bertagne à l’Europe, Jacques Delors fit le choix d’offrir notre économie à la rapacité des marchés.

Autre vice de conception : celui qui présida à la création de la monnaie unique. La zone euro n’étant pas une « zone économique optimale » telle que définie par Robert Mundell, l’usage d’une même devise par des pays dissemblables ne pouvait qu’induire la divergence de leurs économies. C’est le cas aujourd’hui, avec une Allemagne forte de ses excédents commerciaux, à laquelle on demande de payer pour sauver des économies dévastées par la crise, en Grèce, en Irlande, au Portugal, et bientôt en Espagne, en Italie et en France. Nous verrons, dans les prochains jours, comment nos dirigeants viennent à bout des contradictions qui traversent le continent et fendillent toutes les solidarités. L’enchaînement des sommets européens et le G20 des 3 et 4 novembre prochain devraient livrer un aperçu des espoirs qu’il demeure raisonnable de placer dans l’eurozone.

Notre auteur donne un certain nombre de pistes pour sortir l’Europe de l’ornière. A l’en croire, mettre fin au séisme économique qui secoue l’Europe passe par une réforme du fonctionnement de l’euro. On peut choisir de modifier les statuts de la Banque centrale européenne (BCE), afin que celle-ci cesse enfin de lutter contre une inflation qui n’existe plus pour s’attaquer aux problèmes- eux, bien réels- de la croissance et de l’emploi. En autorisant la BCE à monétiser massivement la dette des pays en péril, peut-être pourrait-on encore sauver la monnaie unique.

Prudent, Chevènement prévoit toutefois un « plan B ». S’inspirant largement des propositions de Jacques Sapir, il envisage de transformer l’euro en simple monnaie commune, autrement dit en un « panier des monnaies qui le constituerait ». Utilisable pour les seules transactions externes, garantissant des possibilités d’ajustement des devises nationales, ce système permettrait d’accueillir nombre de nouveaux Etats (de la Grande-Betagne aux pays de l’Est) au sein d’une eurozone au fonctionnement souple.

Son bilan de l’Europe repose finalement sur un constat : si celle-ci ne fonctionne plus, c’est parce qu’elle fut initialement construite dans une optique fédéraliste de mauvais aloi. Il s’agissait d’effacer l’idée de « nation », trop vite assimilée à sa pathologie, le nationalisme. Il y avait, chez les Pères fondateurs, une bonne dose de cet « antinationisme » diagnostiqué par Pierre-André Taguieff. Et l’ancien ministre de se désoler : « les élites françaises ont rallié de Gaulle en 1944, mais au fond d’elles-mêmes, elle n’ont jamais repris confiance en la France ».

Le mal était profond, à tel point qu’il sévit encore aujourd’hui. Nos élites ne peuvent évoquer l’idée de nation sans se croire immédiatement contaminées par « l’idéologie française », cette maladie imaginaire inventée par Bernard-Henri Lévy. Ainsi, cependant qu’elles se livrent à une course effrénée à la dilution de la France dans l’Union, elles sabotent le cadre national, celui-là même dans lequel s’exerce la démocratie.

Nous quittons alors les sentiers de l’économie pour découvrir les mille autres dommages générés par cette idée libérale que la nation est un monstre, le peuple une engeance brutale et « lepénisée », et qu’à l’acquisition de droits collectifs, mieux vaut préférer l’exaltation de l’individu atomisé et de sa singularité. « C’est désormais l’individu dans ses identités multiples, qui doit être émancipé, et non plus le salarié dans son rapport à la production » écrivait Laurent Bouvet.

Quant au « lion de Belfort », il voit les effets de cet effacement de la démocratie à l’œuvre partout : naufrage de l’école, abandon des « valeurs républicaines », complaisance envers la doxa antiraciste de médias qui « traquent la liberté d’expression dès lors qu’elle mord sur les lignes jaunes du politiquement correct ».

Ainsi Jean-Pierre Chevènement s’aventure-t-il sur des thématiques hélas désertées par sa famille politique, renvoyant dos à dos le « sans-papiérisme » de gauche et le mythe étriqué de l’immigration-zéro. N’hésitant pas à avaliser les thèses injustement controversées d’un Hugues Lagrange, plaidant aussi bien pour le refus du communautarisme que pour le rejet du racisme, il passe en revue tous les impensés de la gauche d’accompagnement : intégration, laïcité sans concession, conditions d’acquisition à la nationalité. Il va même jusqu’à pourfendre le droit de vote des immigrés aux élections locales, ce tronçonnage absurde de la citoyenneté, cette appartenance au rabais.

Finalement, Sortir la France de l’impasse mérite davantage que des ajustements économico-budgétaires à la marge. C’est toute une conception du pays qu’il convient de revoir, en lui réapprenant à s’aimer lui-même, afin qu’il sache se faire aimer de ceux qui le choisissent.

Plus que le « rêve français » qu’il conviendrait de « réenchanter », c’est le « roman national » qu’il faut réhabiliter. Non pour se complaire dans la nostalgie pleurnicharde des chantres du rétropédalage, mais parce que du passé, on ne fait jamais table rase. L’assumer, et même l’aimer est encore la meilleure façon d’envisager l’avenir.

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Kadhafi et Boursorama

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La publicité sur internet n’a pas que des amis. Les reproches vont bon train touchant son caractère intrusif. Difficile de visionner la mort de Kadhafi, par exemple, sans passer par le dernier clip de Boursorama-Banque.(« Tous les services d’une vraie banque, simplement et sans frais »).
Avant d’entre-apercevoir le dictateur défiguré sur le site de BFM, l’internaute devra d’abord apprécier les images somptueuses du nouveau clip de BforBank Parce que maintenant ma banquière, c’est moi »).

Quel rare moment de vérité. Quelle magnifique leçon de réalisme involontaire. Un grand merci aux annonceurs pour leur cupidité. Sans eux, nous en serions réduits à écouter le communiqué des vainqueurs ou l’analyse, plus trompeuse encore, des philosophes moraux.

Il est heureux que les annonceurs aient tenu coûte que coûte à leurs messages publicitaires. S’ils avaient eu la décence élémentaire de retirer leurs réclames au moment de montrer un cadavre, ils n’auraient jamais fait mouche.

Monsieur de la Boursoufle

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Dans les années quatre-vingt, la classe moyenne-moyenne, plutôt de gauche, hostile en paroles au libéralisme pur et dur, en avait la tentation. Elle pensait secrètement que le marché serait pour elle providentiel, à la condition que l’Etat conserve un peu de son autorité régulatrice. Son idéologie se résumait aux Droits de l’Homme — comprenons : les Désirs du Cadre. Voilà pourquoi, pragmatique, elle rejetait la révolution et prônait la gestion. Elle était hégéliano-blairiste. Or, les années passant, elle se paupérise. Le chômage, la précarité, l’assistance la guettent. Depuis la crise, le crash social la hante.

Dès lors, la « mondialisation » ne lui semble plus le fin mot de l’Histoire. Elle regrette le « monde d’avant » — qu’il lui paraissait urgent, il n’y a pas si longtemps encore, de réformer, de moderniser, d’européaniser, afin d’y inscrire son dynamisme. La vie y était plus humaine et authentique : plus décente, comme elle dit à présent.

Chue de la hauteur des temps à laquelle elle ne s’est jamais vraiment hissée, la classe moyenne-moyenne pourrait, comme la classe ouvrière, verser dans le populisme xénophobe. Mais elle ne veut pas désespérer du progrès. Elle opte alors pour une éthique de l’indignation mêlée de pensée sociale-démocrate libertaire et augmentée d’une conscience écologique. Redevenue contestataire, son discours tourne autour d’un axe idéologique Hessel-Onfray-Hulot — blablas médiatiques et populaires dotés d’un faible coefficient d’intelligence et d’une haute teneur en ressentiment.

Le Parti Socialiste représente les intérêts en faillite de la classe moyenne-moyenne. Or l’homme qui, aujourd’hui, au P.S., exprime le plus habilement le désarroi de cette catégorie malmenée et, en même temps, désireuse de demeurer moyenne même si c’est moyenne-pauvre, c’est Arnaud Montebourg.

Montebourg a un côté rodomont, comme Mélenchon, mais moins crocs-dehors. Plus rond. Cela tient à ses traits empâtés, sans doute. Toutefois Montebourg n’est pas que joufflu. Il est bouffi. Bouffi de lui-même, de sa rhétorique de Sixième République à géométrie variable. Un jour il est contre l’Europe, le cumul des mandats, la libre mondialisation, un autre il n’est pas si contre. À l’image des gens dont il se veut l’avocat, en voie de prolétarisation mais qui n’ont pas encore perdu tout espoir de redevenir moyens-moyens, il oscille entre radicalité et modération. D’où sa morgue. Avant de lâcher son verbe avec un sourire satisfait, il a une manière d’en gonfler ses petites bajoues.

Rien d’étonnant que la classe moyenne-moyenne appauvrie, d’autant plus forte en gueule qu’elle est impuissante et humiliée, se reconnaisse dans ce petit Monsieur de la Boursoufle.

Tu enfanteras dans la couleur

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Marni Kotak

Toi aussi, cher lecteur, tu peux être artiste ou même performancier. D’ailleurs, tu l’es déjà mais tu ne le sais pas, parce que de l’art, tu en fais comme Monsieur Jourdain de la prose. Ne fais pas le timide, je t’assure, c’est facile : il te suffit de le décider et le dîner que tu partageras avec tes copains ou même tes douze heures quotidiennes de sommeil, ronflements compris, deviendront des œuvres d’art. Si tu es malin, peut-être même que des gogos paieront pour les voir en live ou sur internet.

Nous avons longtemps pensé que l’art existait par des œuvres qui parfois, reproduisaient la vie. Puis l’art abstrait s’est affranchi du réel, tout en poursuivant la quête du beau par d’autres moyens. Il fallait de l’inspiration, de la concentration du travail, de l’esprit et du cœur, du talent ou du génie. Puis on célébra un art jus-de-crâne dit conceptuel, délivré de toute ambition esthétique, avant de découvrir, grâce à la « Merda d’artista » de Piero Manzoni et bien d’autres professionnels de la transgression, que toute production d’un artiste, y compris ses matières fécales et ses sécrétions intimes, devait être considérée comme une œuvre.

L’Américaine Marni Kotak a trouvé la formule ultime – l’art total. Puisqu’elle est une artiste, sa vie elle-même est une œuvre d’art. C’est donc en public et dans une galerie de Brooklyn qu’elle accouchera de son premier enfant et, par la même occasion, d’une œuvre intitulée « La naissance de Bébé X ». On imagine aisément les pompeux cornichons avant-gardistes qui se pâmeront devant tant d’audace.

L’obsession maladive de la célébrité ne date pas d’hier. Elle nourrit la presse people et les tabloïds. Avec la téléréalité, des bataillons de jeunes gens deviennent volontairement le combustible qui fait tourner la machine spectaculaire. Des milliers, peut-être des millions de gens, qui ne jouissent plus que du regard de leurs semblables, exhibent sur internet la banalité de leur existence. Que cette déplorable disposition entre au musée, on ne sait pas très bien s’il faut en rire ou s’en affliger. Il faut s’y faire : plus il y a d’artistes, moins il y a d’art.

L’art total de Marni Kotak ne se contente pas d’imiter le Loft, il a un petit genre « Truman Show ». Sa vie à elle ne lui paraissant sans doute pas suffisante pour tenir la distance, elle compte exposer celle de son enfant, de sa naissance à son entrée à l’université et, précise-t-elle, à son accession à l’autonomie – qui, après un tel traitement, devrait intervenir vers l’âge de 70 ans. Sans oublier, j’imagine, ses séances de psy. Tout cela dans le cadre d’une œuvre nommée « Raising Baby X » (« Elever Baby X ») sans doute sponsorisée par une entreprise de com.

Alors, on a beaucoup reproché à notre Président de se mettre en scène, mais je trouve qu’il est petit-bras. Parce que nous, on n’a même pas le droit d’assister à la naissance du prince-héritier. C’est dégueulasse.

Sardou : ne m’appelez plus jamais réac

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Michel Sardou est un grand naïf. Je me souviens d’un Sept sur Sept de 1993. Il était l’invité d’Anne Sinclair et il avait espéré tout haut qu’Edouard Balladur, premier ministre de la seconde cohabitation, deviendrait ensuite celui d’un Jacques Chirac élu deux ans plus tard. Pourtant très jeune, j’avais trouvé bien candide ce « conscrit de mon père »[1. Expression jurassienne qui signifie que Sardou aurait pu faire le service militaire avec mon père, étant de la même promotion que lui], qui côtoyait tout ce beau linge bien davantage que le jeune militant provincial que j’étais.

Près de vingt ans après, cette touchante naïveté n’a pas disparu. Sardou narre avec étonnement sa « convocation » à l’Elysée après qu’il eût des mots sévères envers l’hôte des lieux. Cela doit faire plus de trente ans qu’il connaît Nicolas Sarkozy, et il découvre comment fonctionne le personnage. Bernard-Henry Lévy avait expliqué, sur France Info il y a deux ans environ, sa relation au Président en ces termes : « On est avec lui ou contre lui. Il ne peut pas imaginer qu’on soit son ami et qu’on ne le soutienne pas politiquement ». Et BHL d’ajouter qu’il savait lui, dissocier amitié et proximité politique, ce qui l’avait amené à soutenir Royal en 2007 malgré son amitié pour Nicolas Sarkozy, ce dernier ne pouvant l’accepter. Sardou, l’ami, découvre aujourd’hui ce trait de caractère -guère flatteur- du Président. Sardou l’électeur, en revanche, semble déjà déçu depuis quelques mois. Dans un entretien accordé au Parisien en mai 2010, il n’était déjà guère tendre avec le Président : « J’y ai cru, je n’y crois plus. Quand on vous promet quatorze réformes et que l’on en fait pas une… Je suis déçu. » Au point qu’aujourd’hui, lorsqu’on lui demande s’il pourrait voter à gauche, il répond : « Pourquoi pas ? »

Et là, les amis, c’est quand même une révolution. Fermez les yeux et imaginez l’auteur du Temps des Colonies, de Je suis pour, des Deux écoles et de Vladimir Illitch dans l’isoloir écarter le bulletin de Nicolas Sarkozy pour glisser celui de François Hollande dans l’enveloppe. Je le fais en même temps que vous. Vous y arrivez ? Moi j’y suis parvenu sans peine. Non, je ne me drogue pas ! Et vous aussi, vous y êtes arrivés, ne mentez pas ! Parce que voter à gauche lorsqu’on est de droite en 2012, parce qu’on ne croit pas -ou qu’on ne croit plus- à son candidat, c’est aussi facile que de voter à droite quand on était de gauche en 2007 parce qu’on n’imaginait pas sa candidate présidente. Parce que ce qui était inimaginable en 1974 ou en 1981 quand le clivage droite-gauche signifiait encore quelque chose, ne l’est plus à notre époque.

Ceci, nous le savions déjà si on avait étudié les campagnes référendaires de 1992 et de 2005, lorsqu’on tentait d’expliquer les raisons qui poussent des ouvriers votant autrefois pour le PCF à choisir Marine Le Pen ou que, plus récemment, le projet démondialisateur d’Arnaud Montebourg intéressait, voire mobilisait, au-delà des rangs des sympathisants socialistes. Mais le fait qu’un chanteur aussi populaire que Sardou envisage aussi crûment de voter à gauche constitue un double signe. Le signe de l’obsolescence politique de ce clivage, mais aussi un message las adressé à tous les fans de l’auteur du France : « Je suis comme vous, j’ai compris, ils défendent la même politique. Désormais, je fais comme vous, je zappe !».

Suisse : mouton noir et bouc émissaire

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Si les français moyens allaient moins souvent en Suisse pour cacher des lingots d’or et plus souvent pour faire de l’éco-tourisme, ils sauraient que le bouc est une espèce extrêmement répandue dans la faune helvétique. Pour mémoire le bouc, dixit le Larousse (qui est une religion comme une autre) est « le mâle de la chèvre, aux cornes puissantes, à la barbe développée et à l’odeur très forte ». C’est certainement pour ces différentes raisons que l’Union démocratique du Centre (UDC), parti conservateur modernisé promis à un succès électoral important lors des élections législatives qui se dérouleront dimanche prochain, a écarté le fier impala et le goguenard casoar à casque pour faire d’un bouc, Zottel la touffe »), la mascotte de son action.

L’UDC a déjà beaucoup sollicité les animaux. En 2007, pour l’initiative populaire fédérale sur le renvoi des étrangers criminels on voyait, sur l’affiche du parti, un troupeau de moutons blancs bouter hors de la Suisse un mouton noir. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une votation sur la libre circulation avec l’Union européenne leur affiche montrait la confédération se faire dépecer par des corbeaux noirs. Une iconographie animalière éprouvante, comme on peut le constater… Mais depuis dimanche, la Suisse vit dans l’angoisse. Zottel, le bouc fétiche de l’UDC a été enlevé chez son propriétaire par un groupuscule d’extrême-gauche antifasciste qui a revendiqué l’action en ces termes : « Maintenant, nous avons aussi un bouc émissaire ». Les obscurs plaisantins n’ont pas hésité à enlever Mimo dans la foulée, chèvre naine compagne de Zottel. L’UDC a fermement condamné le rapt du bestiau : « c’est un acte criminel ! », et a profité de l’incident pour rappeler ses impérissables qualités : « (il est) curieux, intéressé, impertinent, coriace, entêté et résistant. (il) symbolise ainsi la liberté, l’indépendance et l’intrépidité de la Suisse ». Mardi le petit bouc a été retrouvé dans la région de Zurich, attaché à un arbre et barbouillé de peinture noire.

Libé a cru bon de commenter: « Les populistes n’ont pas une touffe d’humour ». Le Matin, quotidien suisse, a titré : « Le rapt du bouc vire à l’affaire d’état ». La péripétie a fait pleurer ou pleurer de rire. C’est selon. Dimanche prochain, l’UDC vise jusqu’à 30% des voix. De quoi redonner le sourire à Zottel. On conseille cependant au parti conservateur Suisse de choisir pour prochaine mascotte un lion ou un guépard : on verra si les antifascistes oseront s’y frotter…

Kadhafi : sans autre forme de procès

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Tout de même, nous n’avons pas de chance, nous, citoyens des démocraties occidentales.

C’est en notre nom, d’après ce que j’ai compris, et des valeurs qui nous font vivre dans des Etats de droit que nous avons attaqué et bombardé depuis une vingtaine d’années la Bosnie serbe (1995), la Serbie (1999), l’Irak (1991 et 2003), l’Afghanistan (2001) et la Libye (2011). A chaque fois, il s’agissait d’en finir avec une tyrannie meurtrière, et ça allait être tellement mieux après, on allait voir ce qu’on allait voir.

Même en admettant que rien ne se déroule tout à fait comme on le prévoit, ce qui peut se comprendre quand on décide d’écraser des fourmilières avec une pluie de missiles thermoguidés, on aurait préféré que ces guerres aient une vertu pédagogique, que civils et militaires ne soient pas morts pour rien et que les dictateurs ou les terroristes ainsi mis en échec puissent rendre des comptes devant le monde entier.

Pour tout dire, on aurait souhaité, de temps en temps, un nouveau procès de Nuremberg ou un nouvel Eichmann à Jérusalem qui ont eu, pour en finir définitivement avec le nazisme, autant d’importance que la défaite du nazisme elle-même. Je fais ce parallèle car je me souviens très bien avoir vu sur les murs de Paris, aux alentours des années 90, des affiches comparant Milosevic à Hitler et, plus tard, les mêmes avec Ben Laden ou Saddam Hussein.

Seulement voilà, à chaque fois, c’est raté. Milosevic est mort dans sa prison par ce qu’il ne prenait pas bien ses gouttes contre l’hypertension, Saddam Hussein a été pendu à peine extirpé de son trou dans le triangle sunnite, Ben Laden a été inhumé en pleine mer après avoir été abattu par des forces spéciales et Kadhafi a manifestement été lynché par la foule.

A chaque fois, des procès qui auraient pu être riches d’enseignements pour comprendre les mécanismes du terrorisme de masse, d’une épuration ethnique ou d’une dictature de type mafieux n’ont pas eu lieu.

On voudrait faire croire à des esprits simples ou exaltés, conspirationnistes ou complotistes que les accusés avaient des choses gênantes à dire pour les accusateurs qu’on ne s’y serait pas pris autrement.

C’est bien dommage : quoiqu’on en dise, quand on veut casser définitivement des légendes sulfureuses, les prétoires, c’est tout de même mieux que les exécutions sommaires.

Utopie en Picardie

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Le Familistère de Guise (photo : université libre d'Essonne).

Guise, en Picardie, fut le cadre d’une utopie concrète et durable, d’inspiration fouriériste, à l’initiative de Jean-Baptiste André Godin, fils d’un artisan-serrurier. Elle est intéressante car elle marque, d’une certaine manière, malgré d’incontestables succès, ce qu’on pourrait appeler les limites du genre par rapport au socialisme de Marx et d’Engels qui remarquaient déjà, dans le Manifeste : « Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, d’Owen, etc. font leur apparition dans la première période de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie (…) Les inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de l’antagonisme des classes, ainsi que de l’action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Mais ils n’aperçoivent du côté du prolétariat aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre. »

Mais revenons au jeune Godin. Comme à tous les enfants du XIXe siècle ou presque, ce qui manque au petit Jean-Baptiste, c’est l’air, l’espace et la lumière. L’amusant est que ce futur utopiste phalanstérien prend d’abord au mot un autre grand utopiste, libéral celui-ci, le ministre Guizot et son célèbre impératif catégorique : « Enrichissez-vous ! »[access capability= »lire_inedits »] Godin crée un atelier de fonderie en 1840 et il a son premier coup de génie : l’utilisation de la fonte, à la place du fer, dans la fabrication des poêles. Le succès est immédiat. Avec ses trente-deux ouvriers, il est à l’image des parvenus louis-philippards, ceux qui désolent la vieille aristocratie foncière et rendent si mélancoliques, le soir autour du feu, les vieux chouans de Barbey d’Aurevilly. Comme Lord Sandwich, l’ingénieur MacAdam ou le préfet Poubelle, Godin va donner son nom à son invention et devenir mondialement connu : les poêles et les cuisinières Godin.

Il aurait pu être un patron comme un autre, seulement voilà, comme tous les autodidactes, Godin a de mauvaises lectures et, en 1842, il découvre Charles Fourier, théoricien socialiste et, à sa manière, poète pré-surréaliste, comme le pensera Breton qui le fait figurer en bonne place dans son Anthologie de l’humour noir. Godin croit en Fourier et veut mettre la théorie en pratique.

En 1848, il est à Paris. C’est la révolution, une révolution sympathique mais verbeuse. Notre jeune entrepreneur veut du concret et revient à Guise. Il finance alors Victor Considérant, polytechnicien et opposant à Napoléon III, dont Marx a lu attentivement, en 1843, le Manifeste de la démocratie au XIXe siècle. Considérant installe près de Houston un phalanstère nommé La Réunion qui accueille des colons français. Est-ce parce que Considérant a la mauvaise idée d’accorder le droit de vote aux femmes ou encore parce qu’une invasion de sauterelles détruit les récoltes ? Ou plutôt pour la raison anticipée par Marx près de dix ans plus tôt − «Pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au cœur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs.» ? Toujours est-il que le phalanstère de La Réunion est un échec et que, quand l’expérience s’arrête en 1857, Godin y a engouffré la moitié de sa fortune.

Mais l’utopiste ne se décourage pas facilement, c’est même à cela qu’on le reconnaît. La même année, Godin acquiert des terrains dans une boucle de l’Oise. Dès 1859, il entreprend la construction du Familistère, aussi appelé « Palais social ». L’appellation de « Palais » n’est pas innocente : Godin va loger jusqu’à 500 familles dans des conditions d’un luxe inimaginable, surtout si on lit, en comparaison, le témoignage apocalyptique d’Engels sur les conditions de vie des ouvriers anglais à la même époque.

L’air, l’espace, la lumière. Pendant les trente années qui suivent, le Familistère se perfectionne et se développe : écoles mixtes et gratuites, commerces coopératifs, théâtre et même une piscine chauffée. Les appartements comportent deux ou trois pièces d’habitation, des galeries circulaires font le tour d’une cour centrale recouverte d’une immense verrière.
Godin invente même le développement durable, le tri sélectif et le recyclage avant l’heure : les bébés dorment sur des matelas emplis de son. Le son est distribué aux vaches dont le lait nourrira les bébés.

Signe incontestable de sa réussite, Godin déplaît à peu près à tout le monde. Il déplaît au mouvement ouvrier qui voit dans son projet un pur et simple paternalisme et une entrave à la doctrine de l’autonomie. Engels, encore lui, écrira avec un rien de condescendance : « Aucun capitaliste n’a intérêt à édifier de telles colonies (owenistes ou fouriéristes) ; aussi bien il n’en existe nulle part au monde en dehors de Guise, en France, et celle-ci a été construite par un fouriériste, non comme une affaire rentable mais comme une expérience socialiste. »
Mais Godin déplaît aussi au Comité des forges, l’ancêtre du Medef, qui voit d’un assez mauvais œil la réussite économique d’un homme qui innove sur le plan industriel tout en redistribuant tous les bénéfices, au point d’habiter lui-même le Familistère et de devenir un simple associé de son entreprise. Il déplaît, enfin, à la mairie de Guise et aux autres habitants qui méprisent ce « tas de briques », reprochant aux familistériens de former une aristocratie ouvrière héréditaire où l’on ne peut entrer que par le biais du mariage.

En revanche, ceux qui accusent le marxisme d’avoir le monopole de la bureaucratie ou de générer presque forcément des sociétés de contrôle devraient jeter un coup d’œil sur le règlement du Familistère. Ses bonnes intentions flirtent parfois avec le kafkaïen : c’est 10 francs d’amende si on lave son linge sale en famille plutôt que d’utiliser les buanderies collectives ; ce sont des fêtes systématiques, comme celle du travail ou celle de l’enfance. Godin incarne aussi très bien cette bizarre alliance entre socialisme et occultisme, si bien démontée par Muray : il se livre avec sa maîtresse et cousine, Marie Moret, qui lui succède après sa mort, à de fréquentes séances de spiritisme.

Le Familistère, c’est, en prime, l’ébauche d’une novlangue : on envoie ses enfants à la « nourricerie », au « pouponnat », au « bambinat » puis à l’ « asile » (l’école maternelle). On est d’abord simple « participant », puis « sociétaire » et enfin « associé » ; les temples du Progrès et de la Connaissance ont remplacé les églises. Dans cette atmosphère d’aquarium où règne une convivialité obligatoire, le meilleur des mondes n’est pas loin : « Au Familistère, 1 500 personnes peuvent se voir, se visiter, vaquer à leurs occupations domestiques, se réunir dans des lieux publics et faire leurs approvisionnements sous galeries couvertes, sans s’occuper du temps qu’il fait, et sans avoir jamais plus de 160 mètres à parcourir », écrit Godin avec fierté dans ses Solutions sociales.

Malgré tout, le Familistère de Guise reste l’un des très rares exemples de mise en œuvre pratique de cette alliance équitable entre Travail et Capital, idée utopique par excellence qui séduira jusqu’à de Gaulle lui-même, sous le nom de « Participation ».
L’ironie de l’histoire veut que cette expérience communautaire unique disparaisse en 1968, année qui se prétendit révolutionnaire alors qu’elle ne fut que le début de la longue tyrannie libérale-libertaire qui se poursuit encore. Mais même dans une perspective marxiste, le Familistère était condamné d’avance : « Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours. »[/access]

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