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Orlando, la CGT et le Brexit


Orlando, la CGT et le Brexit
Le Pulse, boîte gay d'Orlando, au lendemain de l'attaque, 12 juin 2016. Photo : Joe Raedle.
Le Pulse, boîte gay d'Orlando, au lendemain de l'attaque, 12 juin 2016 (Photo : Joe Raedle)

Orlando et la CGT (19 juin)

Elisabeth Lévy. Pendant que la mobilisation sociale contre la loi travail se poursuivait sous l’égide de la CGT, le terrorisme islamique a frappé l’Occident deux fois. Omar Mateen, Américain d’origine afghane de 29 ans, a tué 49 personnes au Pulse, une boîte gay d’Orlando, quelques jours avant que Larossi Abballa, un natif de Mantes-la-Jolie de 25 ans, assassine un policier et sa compagne devant leur enfant de 3 ans. Que vous inspirent ces deux actes ?

Alain Finkielkraut. « Imam », « mufti », « fatwa », « salafisme », « califat », « djihad » : ces mots reviennent sans cesse, ils s’incrustent dans l’actualité, on n’arrive pas à parler d’autre chose. Certains voudraient bien pourtant. Au lendemain du massacre d’Orlando revendiqué par Daech, ce n’est pas l’islamisme qui a été mis en accusation par les commentateurs, c’est le phénomène universel et omniprésent de l’homophobie. Jean-Sébastien Herpin, secrétaire régional des Verts, est même allé jusqu’à tweeter : « La différence entre la Manif pour tous et le massacre d’Orlando ? Le passage à l’acte. »[access capability= »lire_inedits »]

Ce diagnostic aberrant découle de la réduction progressiste de l’histoire à l’affrontement de deux forces : l’Émancipation et la Réaction. Jean-Sébastien Herpin, et beaucoup d’autres avec lui, loge toutes les religions, toutes les civilisations, toutes les sociétés à la même enseigne répressive et patriarcale. Pourtant, c’est bien notre civilisation que les tueurs d’Orlando, comme ceux du 13 novembre, ont voulu frapper en son cœur. La salle de concert du Bataclan et le night-club Le Pulse sont, pour le califat, deux lieux emblématiques de l’Occident décadent et pervers, et il en a autant au service de la Manif pour tous car ses participants, défenseurs du mariage traditionnel, ne faisaient, pour la plupart, aucune objection à l’union civile entre partenaires du même sexe.

Que la liberté des homosexuels fasse partie intégrante de notre monde et que celui-ci mérite, à ce titre, d’être aimé et sauvegardé, voilà ce que nos progressistes ne veulent pas voir. La politique, pour eux, c’est la lutte. Et la seule lutte qu’ils conçoivent, c’est la lutte de libération. L’idée qu’on puisse s’engager pour la préservation d’un héritage leur est étrangère. Si on lutte, si on s’engage, si on passe ses nuits debout, ce ne peut être que pour faire table rase du monde ancien. Ils ont donc annexé Orlando à leur combat contre la domination protéiforme. Le président Obama lui-même a refusé de nommer l’islamisme. Quand je pense aux bénéfices que le candidat républicain aux prochaines élections américaines risque de tirer de cette timidité verbale, je me dis que le déni de la réalité engendre des monstres. Donald Trump est la Némésis du politiquement correct.

Deux jours après Orlando, Magnanville : un homme, se réclamant de Daech, tue à l’arme blanche un policier et sa compagne devant leur enfant de 3 ans. Impossible alors de fermer les yeux. Mais ce double assassinat n’a pas fait effraction. Il n’a pas perturbé le cours des choses. Tout a continué comme si de rien n’était. Le grand défilé du 14 juin contre la loi travail a rapatrié le bruit et la fureur de l’histoire dans l’espace balisé de la lutte des classes. Et les émeutiers d’ultragauche se sont montrés plus déterminés que jamais à « casser du flic », comme s’ils étaient engagés dans un tournoi de haine et de violence avec le tueur de Magnanville. La vérité de l’islamo-gauchisme est apparue en pleine lumière : les uns et les autres ont le même ennemi et ils veulent sa mort. Tous les manifestants, bien sûr, n’étaient pas dans ces dispositions belliqueuses, mais tous ont nié la réalité de l’état d’urgence. Ils ne disaient pas : « Tout va très bien, madame la marquise », seulement leur « Tout va très mal » se réduisait à l’assouplissement du code du travail et à l’inversion de la hiérarchie des normes ! Cette étroitesse d’esprit et de cœur fait irrésistiblement penser à L’Étrange Défaite. Voici ce que Marc Bloch écrivait en 1940 : « Sur le syndicalisme, les gens de ma génération avaient, au temps de leur jeunesse, fondé les plus vastes espoirs. Nous comptions sans le funeste rétrécissement d’horizon devant lequel l’élan des temps héroïques a peu à peu succombé […]. Il m’est arrivé d’assister quelquefois aux assemblées de mon métier : ces intellectuels s’entretenaient presque uniquement, je ne dirais pas que de gros sous, mais de petits sous. Ni le rôle de la corporation dans le pays, ni même son avenir matériel ne paraissaient exister pour eux. Les profits du présent bornaient impitoyablement leur regard. Je crains bien qu’il n’en ait été de même ailleurs […]. Ces œillères, cet engoncement administratif, ce manque de souffle expliquent le mol affaissement des syndicats dans toute l’Europe et jusque chez nous devant les premiers coups des pouvoirs dictatoriaux. »

La même mesquinerie est aujourd’hui à l’œuvre et le climat d’irréalité est encore aggravé par l’étrange fête de l’Euro. On nous dit que ce serait céder à la peur et plier le genou devant les djihadistes que de modifier nos habitudes et de supprimer par exemple les fan-zones, ces lieux où des supporters peinturlurés se rassemblent pour regarder les matchs sur écran géant. En fait, il s’agit, sous couvert de résistance, de ne pas être dérangé. L’histoire frappe et la réponse est « do not disturb ». Jusqu’à quand ?

Le Brexit (13 juillet)

Elisabeth Lévy. Que pensez-vous de la décision qu’ont prise les Britanniques de sortir de l’Union européenne après une campagne référendaire de plusieurs semaines ?

Alain Finkielkraut. Les Britanniques ont-ils fait le bon choix en décidant de prendre le large ? Je ne saurais le dire mais je ne partage pas la tristesse outragée de Martin Schulz et de Jean-Claude Juncker. Je me réjouis même de les voir si abattus et si mécontents. Car ils ne l’ont pas volé. Qu’est-ce, en effet, que l’Union européenne, sinon la déseuropéanisation programmée de l’Europe ? Au lieu d’assumer et de faire fructifier l’héritage d’une grande civilisation, les eurocrates sont les administrateurs du Plus jamais ça : plus jamais de guerre, plus jamais de racisme hitlérien ni colonial. Pour éviter le retour des discours et des comportements maléfiques, ils emploient donc les grands moyens : ils refusent d’incarner l’Europe par son histoire, ses paysages, ses monuments, ses villes, ses cafés, sa culture, sa forme de vie, son mode de présence sur terre, car ce serait, à leurs yeux, tracer une ligne de partage potentiellement génocidaire entre un « nous » et un « eux », un dedans et un dehors. Le Plus jamais ça exige que l’Europe ne soit rien de concret et qu’elle se définisse exclusivement par des droits, des normes et des procédures. Ainsi pourra-t-elle s’ouvrir, sans discrimination, à tous et à toutes.

« L’Europe cosmopolitique, écrit le grand sociologue allemand Ulrich Beck, a été consciemment conçue et construite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale comme l’antithèse de l’Europe nationaliste et des dévastations tant morales que physiques dont celle-ci avait été grosse. » Bref, il s’agit de faire le vide et, ajoute Beck dans une formule saisissante : « L’envers de cette vacuité substantielle est la tolérance radicale, l’ouverture radicale. »

Peut-être aurais-je moi-même raisonné en ces termes si je n’avais eu la chance de croiser la route des grands écrivains d’Europe centrale : Czeslaw Milosz, Kazimierz Brandys et surtout Milan Kundera. Ils ont fait de moi un Européen. Face au communisme russe, en effet, ils ne plaidaient pas seulement pour la démocratie et les droits de l’homme, ils défendaient ce qu’ils ne craignaient pas d’appeler leur identité nationale et leur identité européenne. Ils m’ont réveillé de mon universalisme facile et ils m’ont fait comprendre que le passé de l’Europe ne se réduisait pas à ses crimes.

Deux jours avant le vote britannique, j’ai vu à la télévision un reportage sur Peterborough, petite ville anglaise très majoritairement acquise au Brexit. On découvrait, dans la principale rue commerçante, un alignement de magasins pakistanais, afghans, polonais. On apprenait qu’il n’y avait plus qu’un seul pub dans toute la ville et des habitants confiaient tristement que les Anglais étaient devenus minoritaires. J’ai pris conscience en regardant ces images de la nouvelle fracture sociale. Les sociétés européennes se divisent désormais entre les planétaires et les sédentaires, les globaux et les locaux, les hors-sol et les autochtones. Les premiers ne sont pas seulement mieux lotis économiquement, ils se croient politiquement et moralement supérieurs. Ils traitent les autochtones de ploucs voire de salauds. Ils font tomber sur eux le triple diagnostic de xénophobie, d’europhobie et de dérive ultradroitière. Pour la première fois dans l’histoire moderne, les riches n’ont plus mauvaise conscience.

La bourgeoisie avait détruit l’ancienne société aristocratique fondée sur les hiérarchies de naissance en brandissant l’étendard de l’égalité de tous les hommes et, en même temps, elle avait perpétué, sinon aggravé l’inégalité économique avec la division du travail. D’où les critiques incessantes dont le bourgeois faisait l’objet. D’où sa difficulté d’être : le bourgeois ne s’aimait pas, et quand il tombait dans l’autosatisfaction, les écrivains et les artistes le rappelaient durement à l’ordre. Cette époque est révolue, les néo-nantis sont sans complexe. Ils ne connaissent ni la honte, ni le remords. Et, dans leur grande majorité, les intellectuels et les journalistes légitiment leur arrogance. Quand ils se mobilisent, c’est pour fustiger le nationalisme borné d’un peuple devenu rance. Cette nouvelle classe dominante se targue de défendre l’ouverture contre le repli alors qu’elle pratique un cosmopolitisme de galerie marchande et que, ce qui lui tient lieu d’enracinement, c’est une fixation à demeure dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Pris, comme l’a écrit François Furet, entre l’égoïsme calculateur par quoi il s’enrichissait et la compassion qui l’identifiait au genre humain, le bourgeois était un être irréconcilié. La gauche, dans son ultime avatar, réussit l’exploit de réconcilier les heureux de la mondialisation avec eux-mêmes. Jamais les gagnants n’ont été aussi puants. Et les habitants de Peterborough ne méritent pas l’opprobre qui les frappe. En défendant les pubs – cette version anglaise du café –, ils manifestaient non leur hostilité au Vieux Continent mais leur volonté que l’Angleterre reste l’Angleterre et que l’Europe reste l’Europe. Comme je le souhaite aussi. J’espère que le Brexit ne sera pas le prélude à la dislocation de l’Union européenne mais l’occasion pour celle-ci de descendre sur terre et de se réeuropéaniser.[/access]

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Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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