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Najat Vallaud-Belkacem : Ce qui fait filiation, c’est le parent social


Najat Vallaud-Belkacem : Ce qui fait filiation, c’est le parent social

najat vallaud belkacem

Élisabeth Lévy. Beaucoup de gens, y compris à gauche, pensent que le sociétalisme est le dernier alibi de gauche du gouvernement, tout ce qui reste à une gauche qui a renoncé au peuple…

Najat Vallaud-Belkacem. Les questions sociétales ne sont pas une affaire d’idéologie, elles sont le cœur de la politique. Mener des réformes de société, c’est avoir une vision de la société dictée par des valeurs, des principes et vouloir la faire progresser à l’aune de ces valeurs et de ces principes. Du reste, chaque camp a les siennes − pensez au débat sur l’identité nationale que la droite a cherché à imposer. Même la politique fiscale relève d’un choix de société autant que d’un débat strictement économique. Et il n’est démontré nulle part qu’on serait meilleur sur l’économique et le social si on occultait les questions de société. Enfin, le premier geste de François Hollande, après son élection, n’a pas été de faire adopter le « mariage pour tous », mais de renégocier le pacte budgétaire européen.

Il serait indélicat d’insister lourdement sur la « renégociation » du TSCG, et puis ce n’est pas le sujet…

Eh bien pour moi, c’est aussi le sujet ! Non seulement nous avons pu infléchir le contenu du Traité dans un sens favorable à  la croissance, mais la Commission a validé la taxe sur les transactions financières qui était en chantier depuis des années, et il a été décidé de donner beaucoup plus de moyens à la Banque européenne d’investissement afin qu’elle soutienne des projets d’infrastructures qui créeront des emplois. En réalité, c’est sur le front économique et social que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault a engrangé ses principaux résultats. Alors, prétendre que nous menons la même politique économique que Nicolas Sarkozy et que nous faisons du sociétal pour nous démarquer, c’est une fable. Le changement est dans tous les domaines…

Restons sur ce désaccord et concentrons-nous sur ces questions qui sont, selon vous, le « cœur de la politique ». La lettre de Vincent Peillon, enjoignant les recteurs d’académie de surveiller les établissements catholiques pour qu’ils n’enrégimentent leurs élèves contre le mariage homosexuel commençait par la phrase suivante : « Le gouvernement s’est engagé à s’appuyer sur la jeunesse pour changer les mentalités. » Pensez-vous avoir reçu un mandat du peuple pour « changer les mentalités » ?

Je vous vois venir, dans cinq minutes vous allez me parler des Gardes rouges ![access capability= »lire_inedits »]

Euh, comment avez-vous deviné ?

Blague à part, votre conception du politique est assez réductrice. Pour vous, le responsable politique est là pour administrer. Moi, je crois que la politique consiste à peser sur le cours des choses, pas à les laisser tranquillement aller comme elles vont. Cela signifie, par exemple, veiller à ce que les plus jeunes s’approprient les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, car, visiblement, il y a beaucoup de travail à faire pour que les mentalités changent.

D’accord, comment tracez-vous la frontière entre « changer les mentalités » et « fabriquer l’homme nouveau » ?

Avec cette formule, vous faites explicitement référence aux grandes idéologies totalitaires du XXe siècle qui ont voulu transformer radicalement l’humanité en faisant basculer le monde dans l’horreur génocidaire, eugéniste et concentrationnaire : on ne saurait en aucun cas parler d’une frontière avec ce que j’appelle le « changement des mentalités »… Ce que j’évoque n’a rien évidemment rien à voir, et même la belle citation d’André Breton, « les battements d’ailes de l’espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur », n’autorise pas un tel rapprochement. J’ai simplement la conviction qu’il faut inciter chaque citoyen à penser par lui-même pour se libérer d’un certain nombre de préjugés et de stéréotypes acquis par atavisme culturel. Je sais que d’autres ont la nostalgie d’une société immobile, figée pour toujours dans ses certitudes parce qu’ils se satisfont du monde tel qu’il est : je pense, pour ma part, que les inégalités entre les femmes et les hommes ne sont pas acceptables, et que les progrès ne se feront pas sans une profonde évolution culturelle.

Votre vision de vos adversaires idéologiques est stupéfiante. Nous y reviendrons. On dirait que pour vous, le progrès, c’est l’extension indéfinie de tous les droits pour tout le monde. Vous admettrez que cette conception est critiquable…

Oui, surtout quand on la présente de cette façon ! La liberté des uns s’arrête évidemment là où commence celle des autres. Mais combien de fois faudra-t-il dire que le « mariage pour tous » donne des droits déjà existants à ceux qui n’y avaient pas accès jusqu’à présent sans jamais restreindre les droits de ceux qui en bénéficiaient déjà ?

Vous, c’est-à-dire le gouvernement, l’avez dit des millions de fois et le redirez encore des millions de fois. Et vous auriez tort de vous en priver : sur un plateau de télé, ce genre de fausse évidence est irréfutable…

Et pas que sur un plateau ! Certains opposants à ce texte de loi semblent angoissés à l’idée que leur vie va changer. Mais c’est complètement faux ! Ce qui va changer, c’est la vie de leurs voisins  homosexuels qui sont déjà en couple et qui seront mieux protégés, mieux sécurisés etc. Il faut donc bien dire à ceux qui s’inquiètent que leur monde à eux ne changera pas.

L’ennui, c’est que vous répondez à une objection qu’on ne vous fait pas – en tout cas pas moi. Les adversaires de la loi de se plaignent pas de ce que leurs droits soient bafoués, ils ne craignent pas que leur vie change, ils s’inquiètent de voir disparaître ou évoluer l’idée qu’ils se font de l’humanité.

En quoi s’agit-il de changer l’humanité ? L’humanité a-t-elle disparu en Espagne, en Belgique ou en Suède ou ces droits sont ouverts ?  Les détracteurs de ce projet font preuve d’une sacrée mauvaise foi à agiter fantasme après fantasme, par exemple quand ils prétendent que les mots « père » et « mère » vont être remplacés par « parent n° 1 » et « parent n° 2 ». Il n’en a jamais été question !

En réalité, cette idée saugrenue a sans doute germé dans la tête d’un technocrate quelconque emporté par  son enthousiasme, mais je vous concède qu’elle a été sagement abandonnée. Reste que, si on instaure une filiation homosexuelle, il faudra bien trouver autre chose que « père » et « mère », non ?

En tout cas, les mots « père » et « mère » ne disparaissent pas. Et quand on évoquera les deux à la fois, eh bien on utilisera le très beau terme générique de « parents ». Est-ce cela qui va bouleverser notre humanité?

Nous y voilà ! Un terme « générique », indéterminé, cela vous plait, parce qu’au nom de l’égalité et de la lutte contre les discriminations, c’est à la différence sexuelle que vous en avez… 

Encore un fantasme… Je vous le confirme, il y a une différence entre les hommes et les femmes ! Reste que cette différence biologique ne doit pas conditionner ensuite les rôles, ni l’appréciation que l’on a des compétences et des qualités respectives des hommes et des femmes. La biologie c’est une chose, les stéréotypes en sont une autre. Si nous en avons fait une priorité, c’est parce qu’ils ne pèsent pas seulement sur les femmes ou les homosexuels mais sur la société tout entière.

Merci de cette sollicitude, mais j’aimerais savoir si pour vous, la différence des sexes conditionne encore la filiation ?

Parlons-en ! Vous savez très bien que déjà, beaucoup d’enfants ne sont pas réellement les enfants de leur père « officiel » et je ne parle pas des enfants adoptés qui sont une exception. Ce qui fait filiation, c’est le parent social, c’est-à-dire celui qui nourrit le projet d’élever un enfant, de veiller à son épanouissement et de l’aimer. Le souhait d’un couple homosexuel de rendre un enfant heureux et de l’accompagner sur le chemin de la vie est tout aussi respectable que celui d’un couple hétérosexuel. Alors, bien sûr, la parenté biologique existe, mais c’est une erreur de surinvestir cette dimension par rapport à d’autres types de filiation ou de parenté qui sont tout aussi légitimes.

Moralement peut-être, mais anthropologiquement, ces filiations « sociales » rompent avec une très vieille histoire de l’espèce qui fait que tout humain peut aujourd’hui se définir comme le produit de l’altérité sexuelle − «Tous nés d’un homme et d’une femme ».

D’abord le divorce, la contraception, le droit à l’avortement ont aussi bouleversé notre substrat anthropologique. L’important est de créer les conditions pour que ces évolutions ne nous empêchent pas de « faire société » et de protéger nos enfants. Il y a tout de même quelque chose de présomptueux à vouloir imposer un modèle unique de famille contre la complexité des situations concrètes. Même si l’on s’en tient aux couples hétérosexuels, la parenté est si complexe qu’un seul mot ne suffirait pas à la décrire. Certains couples hétérosexuels se séparent après deux ans, certains couples homosexuels font famille durant quarante-cinq ans. On ne sait jamais ce qui va réussir et ce qui va rater.

Sauf qu’il n’est pas question de situations concrètes, mais de la place que vous accordez à la « nature », terme qui vous inspire une certaine méfiance. Que l’histoire de l’évolution humaine soit une succession de victoires sur la biologie, mille fois d’accord. Seulement, il n’est plus question de dominer la nature, mais de s’en affranchir intégralement…

Vous me prêtez des intentions que je n’ai pas : ma philosophie politique est profondément humaniste, même si elle est progressiste. Cette post-humanité que vous évoquez ne fait pas partie de mon horizon intellectuel. Il n’en reste pas moins vrai que la réflexion sur ce qui relève de la nature, de l’ordre social établi, des aspirations individuelles au bonheur et de ce qui « fait société » à l’ère des profondes mutations scientifiques que nous connaissons me passionne. C’est le cœur du livre que j’ai publié au printemps 2012,Raison de plus. Je pense que les termes du vieux débat sur les droits des femmes, synthétisé dans la formule de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient. », peuvent aujourd’hui éclairer certaines questions liées à la parentalité, au biologique, au social.

Quoi qu’il en soit, vous serez emportés par votre logique − et nous avec ! Il y a dix ans, pendant les débats sur le PACS, Élisabeth Guigou disait : « Le mariage, jamais ! » Et elle était sincère. François Hollande est sincère quand il affirme qu’il ne légalisera pas les mères porteuses (et je crois d’ailleurs qu’il ne le fera pas). Mais cela finira par arriver, au nom des arguments qui sont aujourd’hui les vôtres : la loi doit s’adapter à la société, et il n’y a pas de raison de refuser aux uns ce qu’on donne aux autres, etc. Quand vous aurez ouvert la Procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes, vous ou vos successeurs devront lâcher sur la Gestation pour autrui (GPA, mères porteuses).

Non, c’est faux ! Il existe des différences fondamentales entre la PMA et la GPA. L’une est philosophique : c’est que, contrairement à la PMA, la GPA fait intervenir un tiers.

Ah bon, l’homme qui donne son sperme, ce n’est pas un tiers, juste un fournisseur de matière première ?

Vous m’accorderez qu’un don de sperme anonyme n’a pas tout à fait les mêmes implications qu’une grossesse…

Vous étiez pourtant favorable à l’instauration d’une « GPA non marchande » ?

J’ai en effet participé à la réflexion du PS sur le sujet. Mais je crois que les risques d’exploitation et de marchandisation sont très élevés. Et le PS a clairement tranché: « La GPA doit rester interdite. » Donc, nous ne le ferons pas.

En revanche, vous ouvrirez la PMA aux couples de femmes ?

Oui, c’est notre intention. Pour une raison − et c’est la deuxième différence avec la GPA − qui est que la PMA est déjà accessible aux couples hétérosexuels. Vous vous réjouissez certainement autant que moi que l’on puisse arracher à l’ordre naturel des couples stériles qui ont un projet d’enfant. Par souci d’égalité, nous offrirons cette possibilité aux couples de femmes dans la loi famille. En revanche, dès lors que la GPA est interdite aux couples hétérosexuels, il n’y a aucune raison de l’autoriser pour quiconque.

Comme on dit, l’avenir tranchera. Mais venons-en à la tournure prise par le débat. On dirait que vous avez absolument besoin d’avoir face à vous des opposants à l’esprit étroits, homophobes et passéistes. Quelques jours avant la « Manif pour tous » du 13 janvier, vous avez déclaré face à Frigide Barjot, au « Grand Journal » : « J’envisage que certains de ceux qui iront défiler dimanche ne soient pas foncièrement homophobes. » En bon français, cela s’appelle une antiphrase, et cela signifie : « Je suspecte fort que la plupart le sont. » Votre regard sur ceux qui s’opposent à ce texte a-t-il changé ?

Écoutez, il ne faut pas être dogmatique sur ces questions ou céder à la caricature. Nous voulons rassembler le plus grand nombre autour de nos valeurs car nous y croyons. Bien sûr que beaucoup de ceux qui ont manifesté contre la loi ne sont pas homophobes. En même temps, quand on réclame un débat, il faut savoir écouter le camp d’en face. Moi, j’entends vos interrogations sur la filiation. Je me demande parfois si nos adversaires, eux, écoutent nos arguments, qui méritent au moins  d’être pris en considération. Et nos arguments sont simples.

Un peu trop, peut-être…

Simples, cela ne veut pas dire sommaires ou idiots. Fort heureusement, cela fait plusieurs décennies que nous ne considérons plus l’homosexualité comme une maladie mentale ou un délit pénal, mais comme une sexualité tout aussi légitime, normale, que l’hétérosexualité. Eh bien, il faut en tirer les conséquences concrètes : des gens s’aiment, vivent en couple et veulent « faire famille ». Si l’on admet que tout ça est très naturel, il n’y a pas de raison de continuer à leur interdire de le faire.

Tiens, c’est le retour de la nature. Ce qui est tout aussi « naturel » que deux hommes ou deux femmes qui s’aiment, c’est qu’ils ne puissent pas procréer… Mais restons-en là. Cela dit, si l’on vous suit, jusqu’à ce que vous arriviez avec François Hollande, les homosexuels, et la France avec eux, vivaient dans les ténèbres de la discrimination ?

Je ne veux pas ironiser sur ces sujets. Les politiques doivent entendre les aspirations de la société. De ce point de vue, j’en veux à l’opposition qui choisit de rester sourde à toutes les revendications d’égalité. On peut être en désaccord avec nos solutions, pas ignorer les problèmes.

Peut-on réclamer le droit d’avoir des enfants au nom de l’égalité ?  Y a-t-il un « droit à l’enfant » ?

S’agissant des familles homoparentales existant déjà, nous affirmons le droit de l’enfant à avoir deux parents reconnus par la loi. Ceux qui brandissent sans cesse l’intérêt de l’enfant devraient se soucier de ces enfants bien vivants !

Ces enfants ont bel et bien deux parents, même s’ils sont élevés par l’un d’eux seulement…

Enfin, ne voyez-vous pas toutes ces nouvelles familles dans votre entourage ? Ces femmes qui vivent en couple et sont allées en Belgique pour procéder à une insémination artificielle. Par exemple : à votre avis, quelle est la situation juridique de ces « bébés Thalys » nés de donneurs anonymes ? Elle est particulièrement insécurisante, car ils n’ont de lien qu’avec une seule de leurs mères,quand ils vivent dans l’affection des deux.

Ils ont une histoire compliquée, est-ce une raison pour la réécrire ? Mais un mot sur un autre projet généralement rangé dans la catégorie du sociétalisme : l’ouverture du droit de vote des étrangers aux élections locales. Vous paraissiez y avoir renoncé faute d’une majorité des deux tiers au Congrès…

Le renoncement n’est pas dans notre vocabulaire, surtout sur des projets que nous portons depuis si longtemps. Le Président de la République nous a demandé de nous mobiliser et, si chaque parlementaire a le courage de ses convictions sincères, je pense que nous pourrons trouver cette majorité.

Mais pourquoi vous obstiner sur une réforme qui, du point de vue concret que vous affectionnez, concerne un nombre très limité d’étrangers qui pourraient, pour la plupart, prendre la nationalité française ?

Pour commencer, vous oubliez que, ces dernières années, on n’a cessé de durcir les conditions d’accès à la nationalité française. Nous les avons, certes, un peu assouplies, depuis notre arrivée,  mais au-delà de l’accès à la nationalité, c’est une question de cohésion sociale. C’est une façon de dire que, dans la République, les gens qui vivent sur notre sol de longue date, y travaillent, y élèvent leurs enfants, se sentent concernés par leur cadre de vie.

Croyez-vous vraiment que les inquiétudes identitaires soient une invention venue d’en haut ? 

Votre façon de voir les choses, en opposant les Français et leurs élus, est curieuse. Je vous avoue que ça me choque. Le précédent gouvernement a créé une cassure dans notre société avec une stratégie de provocation permanente. On se souvient des dérapages sur l’islam, la viande halal, l’identité nationale. Tout cela a cristallisé les antagonismes en renvoyant sans cesse les gens à leurs différences. François Hollande est tout l’inverse. C’est un homme de rassemblement. Nous aborderons chacun des problèmes des Français, que nous ne nions aucunement, dans un esprit d’apaisement démocratique.[/access]

*Photo : DR.

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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