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Moyen-Orient : Sunnites 2 – Chiites 1


L’ère des glacis géostratégiques n’est plus. Au Moyen-Orient, les accords Sykes-Picot (1916) et le pacte de Bagdad (1955) ont exhalé leurs derniers remugles à la chute du mur de Berlin, lorsque l’Occident se retrouva orphelin de ses meilleurs ennemis alliés de l’ours soviétique. Il n’est jusqu’à la Syrie baathiste de feu Hafez al-Assad qui ne s’engagea dans la coalition américano-saoudienne contre Saddam Hussein en 1991, alors que Gorbatchev avait d’autres chats à fouetter. A l’époque, certains évoquaient déjà la fin de l’histoire ; d’autres, moins utopistes, sentaient poindre le retour du spirituel voire la « revanche de Dieu » (Gilles Kepel) à l’aube du XXIe siècle.

A Damas, la vieille alliance avec le cousin perse permit d’oublier l’implosion du grand frère soviétique. Le temps que la politique étrangère russe renaisse de ses cendres, les conseillers militaires venus de Moscou plièrent bagage, laissant la place aux pasdarans iraniens et autres agents de liaison avec le Hezbollah libanais. Cette coproduction syro-iranienne, née en pleine guerre Iran-Irak, lorsqu’en 1982, un bref armistice laissa passer un convoi de Gardiens de la Révolution de Téhéran à Beyrouth, allait sceller la synthèse islamo-nationaliste devenue hégémonique à l’intérieur du monde arabe. Son secrétaire général Hassan Nasrallah, élu par ses pairs en 1992, résume à lui seul le cheminement idéologique du Levant au XXe siècle : fils d’un militant du Parti Social-Nationaliste Syrien (PSNS), ce trentenaire alliait le nationalisme arabe à la théologie politique de l’imam Khomeini (wilayat-e-faqih). Chiite fervent mais indéfectible allié de la séculière Syrie, Nasrallah s’attira même les grâces du fondateur du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), le chrétien nationaliste et marxiste revendiqué Georges Habache. Sa popularité culmina en 2006, lors de la « guerre de juillet » qui le vit s’opposer à Israël. Pendant trente-trois jours, les rockets du Parti de Dieu s’abattirent sur le nord de l’Etat hébreu, atteignant même un navire de guerre israélien, avant d’infliger à Tsahal l’une des rares déconvenues de son histoire. Désormais auréolés de la « victoire » de 2006, dans un monde arabe où ils restaient ultra-minoritaires, les chiites brillaient de tout leur prestige guerrier. Le roi Abdallah de Jordanie osa même s’inquiéter publiquement de la formation d’un « arc chiite » du Sud Liban à l’Iran en passant par l’Iraq post-Saddam et la Syrie du clan alaouite Assad.

C’était il y a six ans. Une éternité à l’échelle du nouveau monde arabe issu des révoltes tunisiennes, égyptienne, yéménite et libyenne de 2011. A Bahreïn, où ils forment la majorité mais restent politiquement marginalisés, la place de la Perle n’a pas connu la fortune de la place Tahrir. Les chiites ont en effet vu leurs minces espoirs de réforme balayés par la répression sanglante de l’an dernier, qui n’entache étrangement pas la réputation du roi, récemment reçu par François Hollande sans que personne, ou presque, ne s’en émeuve…

Quant à la Syrie de Bachar Al-Assad, celle-ci cristallise les rancœurs et les frustrations de millions de citoyens maintenus à l’état de minorité politique par un régime à l’assise confessionnelle (alaouites-druzes-ismaéliens) chancelante, qui n’hésita pas à mater la rébellion intégriste sunnite des années 1980 au prix de milliers de victimes. Et la récente défection de l’éphémère premier ministre sunnite Riad Hijab n’a rien arrangé. Plus que jamais, la guerre civile syrienne apparaît comme un détonateur régional, comme si le cœur de la bataille sunnites/chiites se jouait quelque part entre Deraa et Alep. Ainsi, une frange inconnue de l’opposition syrienne, distincte de l’Armée Syrienne Libre, a enlevé deux groupes d’étrangers chiites : depuis le 22 mai, onze libanais capturés à Alep sont détenus par un groupe syrien inconnu qui somme Hassan Nasrallah de s’excuser pour son soutien systématique à Damas. Las, le Hezbollah a répondu à cette interpellation en réaffirmant sa solidarité avec Assad. Le 4 août, c’était au tour de quarante-huit « pèlerins »[1. On se demande d’ailleurs qui partirait à Damas en pleine guerre civile, même pendant le mois de Ramadan. Et si d’aventure il se trouvait de fervents chiites pour se risquer à un voyage en Syrie, qui leur affréterait un bus ?] iraniens d’être enlevés en plein cœur de Damas, par un groupuscule qui les accuse d’être des Gardiens de la Révolution chargés de conseiller l’armée syrienne. Sans que l’on sache si ces deux opérations sont directement liées, leur impact se fait considérablement sentir sur la scène politique libanaise, traditionnel reflet des luttes d’influence et du rapport de force régional.

A la veille de l’élection législative de 2013, le pays du Cèdre se réveille avec la gueule de bois. Sur le plan politico-institutionnel, le « Dialogue national » est au point mort, faute d’accord minimal entre les sunnites pro-Hariri et les partis chiites Amal et Hezbollah sur la stratégie militaire et diplomatique à suivre. L’une des pierres d’achoppement, dernièrement soulevée par le président de consensus Michel Sleimane, reste l’arsenal du Hezbollah. A Saïda, le torchon brûle toujours entre le cheikh salafiste Assir et ses ennemis jurés du Hezbollah, au point que son sit-in est devenu le symbole de la rue sunnite opposée au parti de Dieu.

Au sein même de la majorité gouvernementale prosyrienne, les aounistes se ménagent en porte de sortie en critiquant certaines positions de leurs alliés chiites, histoire de ne pas mécontenter l’opinion chrétienne si le faucon syrien atteignait le soleil noir de sa puissance. Du point de vue de Michel Aoun, qui noua son « entente » avec le Hezbollah à son retour d’exil en 2004, le renversement d’alliances au profit de l’axe syro-iranien lui fit trouver un parrain de substitution[2. Au début des années 1990, lors de sa « guerre de libération » contre Damas, Aoun le trouva en la personne de Saddam.] en contournant l’axe américano-saoudien, proche de ses adversaires phalangistes et hariristes.

Un an et demi après le déclenchement de la révolte tunisienne, qui mit le feu aux poudres du Caire à Sanaa, un premier bilan d’étape révèle la position de force qu’occupe l’axe sunnite formé par l’Arabie Saoudite, le Qatar et leur allié turc. Par le biais de la Ligue arabe, de l’OTAN et de divers organismes de solidarité islamique, ces trois puissances ont armé le Conseil National de Transition libyen avant de financer et d’équiper la guérilla syrienne. Malgré leur timidité démocratique à l’intérieur – qui finira tôt ou tard par leur retomber dessus comme un boomerang, mais c’est un autre sujet… – les pétromonarchies conservatrices du Golfe semblent avoir repris la main sur le monde arabe, après l’éphémère effervescence pro-Hezbollah de 2006. Au Caire, malgré ses prérogatives floues et limitées, le Frère Musulman Mohamed Morsi a hérité de la fonction présidentielle et forme, bon an mal an, un continuum idéologique avec la bande de Gaza aux mains du Hamas, lequel a opportunément pris ses distances avec ses anciens bailleurs de fond syriens et iraniens. Un vrai symbole. A l’image de l’Egypte, le Nouveau Moyen-Orient, si tant est que cette expression néoconservatrice ait un sens, s’annonce idéologiquement turc, financièrement qatari et stratégiquement pro-américain.

Au rang des possibles vaincus de l’Histoire – mais rien n’est écrit…- deux pays sortent affaiblis de cette redistribution des cartes régionales. L’Iran et Israël pourraient regretter de conserve les derniers développements révolutionnaires arabes : le premier parce qu’il a perdu de sa superbe stratégique et idéologique, le second parce que l’érosion des pouvoirs centraux égyptien (Sinaï) et syrien (Golan) menace sa sécurité aux frontières. Signe de la fébrilité iranienne, le président Mahmoud Ahmadinejad a déclaré hier : « L’Arabie Saoudite n’est même pas en capacité d’assurer sa sécurité intérieure, comment peut-elle avoir l’idiotie de songer à armer des éléments terroristes en Syrie ? Ces gens jouent un jeu dangereux ». Cela promet une sacrée ambiance au prochain sommet islamique de La Mecque à la mi-août, auquel l’Iran est officiellement convié.

Bref, les révolutionnaires arabes et leurs soutiens auront mis Ahmadinejad et Netanyahou d’accord. Ce n’est pas le plus mince de leurs exploits.



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est journaliste.

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