Néo-réacs, l’éternel retour


Néo-réacs, l’éternel retour
Andy Warhol. Photo : paurlan.
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Andy Warhol. Photo : paurlan.

Après les attentats identitaires et islamophobes qui ont frappé la France, nous devons nous attaquer au mal qui ronge notre société : le conservatisme révolutionnaire ! Dans certains territoires aujourd’hui, la police de la pensée ne pénètre plus et la parole circule librement, oui librement. Voici, résumé avec un brin d’ironie, le monde fantasmagorique de Daniel Lindenberg. Un mystérieux virus idéologique répandu par quelques individus déplorables frappe les peuples européens, qui, sous son influence néfaste, refusent avec obstination d’aimer les bienfaits des sociétés multiculturelles. Comme ils refusent les remèdes du Dr Lindenberg et de ses semblables qui leur enjoignent avec obstination de ne pas voir ce qu’ils voient, de ne pas penser ce qu’ils pensent et, tant qu’à faire, de ne pas être ce qu’ils sont.

Un jour sans fin

Je ne veux pas vexer mes estimables confrères du Monde (et au passage ceux de Libération qui ont remis le couvert trois jours après), mais en découvrant leur dossier – « Les “néoréacs” ont-ils gagné ? » – dans le journal daté du 19 janvier, j’ai eu l’impression de me retrouver dans Un jour sans fin.[access capability= »lire_inedits »] C’est que Daniel Lindenberg aura bénéficié, à quatorze ans d’intervalle, de deux lancements en grande pompe… pour le même livre. Trop fort !

Certes l’ambiance a changé. En 2002, Le Monde, sous la houlette d’Edwy Plenel, faisait encore régner la terreur dans la république des lettres. Et la parution du livre avait été l’occasion de lancer un avertissement sans frais à tous les candidats à la dissidence intellectuelle. On a peu noté, alors, la délicieuse polysémie de son titre. Le rappel à l’ordre : c’est la volonté que l’auteur prêtait à ceux qu’il rassemblait dans son hydre à quinze têtes. Mais le projet inavoué de Lindenberg et de ses mandataires éminents, dans les médias et l’Université, était bien de rappeler à l’ordre ceux qui ne pensaient pas comme eux – et dont ils avaient compris qu’ils menaçaient leur pouvoir intellectuel. Car s’il y a bien une chose que l’optimisme progressiste ne supporte pas, c’est qu’on ne le partage pas.

Aujourd’hui, c’est sur un mode plutôt désenchanté – et nettement plus pluraliste – que Le Monde relance le débat. Entretemps, le « péril néoréac » est devenu un marronnier, la liste noire, un genre journalistique et Causeur a été promu (par Daniel Lindenberg) quartier général du camp du mal, c’est-à-dire de la révolution conservatrice dont il nous annonce l’avènement.

La liste de Lindenberg

Daniel Lindenberg regrette que le débat auquel il appelait n’ait pas eu lieu. Drôle de façon de débattre que de dresser une liste noire où l’œuvre des suspects est réduite à quelques vocables choisis pour disqualifier. La liste de Lindenberg ne visait pas à sauver mais à condamner. En 2002, il parlait de droitisation – et ce n’était déjà pas un compliment. Le voilà qui revient, Cassandre triomphante, nous chanter l’air de l’extrême droitisation. Venez donc débattre, bande de fachos, approchez salopards racistes il ne vous sera fait aucun mal ! « Je ne crois pas avoir jeté un interdit sur la critique des idées de gauche, nous dit aujourd’hui Lindenberg. Simplement, c’est autre chose de remplacer des idées de gauche obsolètes et naïves par celles de l’extrême droite. » Il y a donc une critique acceptable, tolérable et une autre que Daniel Lindenberg qualifie d’extrême droite (sans jamais étayer cette désignation) et qui doit être pour cela frappée d’interdit.

Pour autant, la thèse de Lindenberg contient un noyau rationnel. Ses néoréacs – et tous ceux qui ont enrichi sa liste au fil des ans – ont bien quelque chose en commun, qui est que tous, chacun avec son style, critiquent l’évolution de la démocratie. Sauf que c’est précisément l’essence de la démocratie que de nourrir et d’encourager sa propre critique. Et c’est rarement dans le camp de l’approbation du monde tel qu’il va que se recrutent les grands penseurs et les artistes immortels. Du reste, la liste de Lindenberg rassemblait quelques-uns de nos meilleurs et de nos plus amusants esprits. Et à l’époque, je me disais que, tant qu’à aller au goulag, on ne s’y ennuierait pas en compagnie de Muray, Finkielkraut, Gauchet, Houellebecq, Debray et de quelques autres.

Je vous vois venir. Bien sûr, nous ne sommes pas allés au goulag. La première victoire des néoréacs est de ne pas avoir disparu. Pire, leur influence dans la société n’a cessé de progresser. On m’objectera que c’est précisément ce que dit Lindenberg. L’ennui, c’est qu’il s’ingénie à mal nommer les choses qu’il prétend décrypter. Et que, tout à sa volonté de condamner, il oublie de se demander ce qui a mis ses néoréacs dans cette fâcheuse humeur et surtout, ce qui explique leur succès grandissant. En 2002, Laurent Joffrin avait eu cette excellente formule : « Ce n’est pas la droite qui est réac, c’est la réalité. » Quinze ans après, de Cologne au Bataclan, la réalité est plus réac que jamais. Or, cette réalité, Daniel Lindenberg n’en a cure. L’intégration est en faillite, l’islamisme s’installe dans les Territoires perdus, des Français clament leur détestation de la France, mais lui qui, il y a quinze ans, évoquait « une vague d’antisémitisme dont la réalité reste sujette à caution », continue à montrer du doigt ceux qui ont donné l’alerte. Alors désolée, mais le problème de la France n’est pas que les néoréacs aient pris le pouvoir, c’est le vide sidéral de la pensée qui leur fait face.[/access]

Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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