Le merveilleux florilège de Simon Leys


Le merveilleux florilège de Simon Leys

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Le 5 novembre 2005, Simon Leys a été reçu docteur honoris causa de l’Université catholique de Louvain. J’ai eu la grande chance d’assister à la cérémonie d’intronisation ; elle a été simple, très peu solennelle, alors même que les autorités académiques portaient la toge universitaire, ainsi que le veut la bonne vieille coutume de l’alma mater. C’est la première fois de ma vie que je voyais en chair et en os l’homme que j’avais découvert comme tout le monde, je suppose, à la parution de son pamphlet Les Habits neufs du président Mao, en 1971. Et, comme tout le monde, j’ignorais à cette époque qu’il s’appelait en réalité Pierre Ryckmans, qu’il était natif de Bruxelles (en 1935) et que Simon Leys était un nom de plume qu’il avait choisi en référence directe à René Leys, le chef-d’œuvre posthume de Victor Segalen publié en 1922. Dans Le Figaro littéraire en date du 3 février 2005, il allait écrire : « Si j’osai alors emprunter mon patronyme fictif au chef-d’œuvre de Segalen, c’est tout simplement parce que, à ce moment-là, René Leys, complètement épuisé et introuvable depuis plus de vingt ans, n’éveillait plus d’échos que dans la mémoire d’une poignée d’admirateurs fidèles, amoureux de littérature, un peu frottés de Chine, et c’était à ces happy few, mes semblables, mes frères, que j’adressais ainsi un innocent clin d’œil. » [access capability= »lire_inedits »]

Dans son (bref) discours de Louvain intitulé « Une idée de l’Université » et prononcé sur un ton ferme et vigoureux, Simon Leys n’a pas parlé de Victor Segalen et n’a évoqué la Chine qu’à travers un axiome de Zhuangzi, un penseur taoïste du  iiie siècle av. J.-C. : « Tous les gens comprennent l’utilité de ce qui est utile, mais ils ne peuvent pas comprendre l’utilité de l’inutile. » Je me suis empressé de noter la phrase. À regarder ce discours de près, on s’aperçoit qu’il est émaillé de citations et qu’il débute d’ailleurs par un précepte de Jacques Chardonne parfaitement approprié à la circonstance : « Quand vous entendez le bruit des applaudissements, vous savez qu’il est temps de s’en aller. » Les autres citations sont du cardinal Newman, de Gustave Flaubert (l’extrait d’une lettre à Ivan Tourgueniev), de Clive S. Lewis, d’un « brillant et fringant jeune ministre de l’Éducation » en Angleterre dont Simon Leys n’a pas communiqué l’identité, de ce Zhuangzi donc et, pour finir, d’Érasme, avec un adage qui figure dans toutes les chrestomathies[1. Anthologie de textes classiques.] : « On ne naît pas homme, on le devient. »

Il existe un art de la citation, un art plus subtil qu’il ne semble de prime abord, que Simon Leys a maîtrisé parfaitement et qu’il a poussé à l’extrême en faisant paraître en 2005 (est-ce un hasard ?) un florilège sous le titre Les Idées des autres. Une sorte de compilation de bons mots qu’il a, dit-il, « idiosyncratiquement » composée et dans la présentation de laquelle il cite, pour justifier le bien-fondé de sa démarche, ces deux orfèvres que sont Oscar Wilde et Alexandre Vialatte. Oscar Wilde : « La plupart des gens sont d’autres gens. Leurs pensées sont les opinions de quelqu’un d’autre ; leur vie est une imitation ; leurs passions, une citation. Il n’y a qu’une façon de réaliser sa propre âme, et c’est de se débarrasser de la culture. » Alexandre Vialatte : « Le plus grand service que nous rendent les grands artistes, ce n’est pas de nous donner leur vérité, mais la nôtre. » Et une compilation qu’il a destinée à « l’amusement des lecteurs oisifs », précaution littéraire en forme de boutade qu’il ne faut surtout pas prendre au pied de la lettre.

On l’aura compris, les « idées des autres », ce sont les idées de Simon Leys lui-même sur les sujets les plus divers tels que l’ambition, le désespoir, la musique, la politique, le sexe, la richesse, le temps, le tabac, le rire, le goût, la foi, le vin, la retraite, la solitude, la littérature, etc. Il s’en tire tantôt avec une seule citation, tantôt avec plusieurs. Il y en a ainsi quinze à la rubrique « Mer », sa grande passion, et douze à la rubrique « Écrivain ». Dont ces quatre-ci : « La plupart des écrivains ne comprennent pas plus la littérature qu’un oiseau ne comprend l’ornithologie » (Marcel Reich-Ranicki). « Je hais un écrivain qui est tout entier écrivain » (Lord Byron). « N’invitez pas plusieurs hommes de lettres à la fois : un bossu préférera toujours la compagnie d’un aveugle à celle d’un autre bossu » (Paul Claudel). « Un écrivain est un homme qui, plus que quiconque, trouve qu’il est difficile d’écrire » (Thomas Mann).

Je me suis amusé à faire l’inventaire des auteurs que Simon Leys a convoqués dans son merveilleux florilège : près de deux cents au total. Les plus cités sont Léon Bloy, Gilbert Keith Chesterton, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau et Simone Weil (elle a droit à dix-neuf citations, le record du livre). Au sein de ce gros peloton, j’ai dénombré treize auteurs chinois (dont un anonyme) et cinq auteurs belges : le prince de Ligne, Henri Pirenne, Louis Scutenaire, Marcel Thiry et Raoul Vaneigem avec cet aphorisme si renversant et sans doute très leysien : « Le travail est encore ce que les gens ont inventé de mieux pour ne rien faire de leur vie. »

Est-ce que je me trompe si je dis que Les Idées des autres est, suprême paradoxe, le livre le plus personnel de Simon Leys ?[/access]

*Photo : Karen.

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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