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Le diable aux corps


Le diable aux corps

jeune et jolie

Je me souviens… qu’on n’allait pas au cinéma pour voir des hommes et des femmes faire l’amour. Si certaines scènes du Diable au corps nous ont jadis donné des émotions, ce fut à travers des représentations très succinctes. À Hollywood, en ce temps-là, un certain « code Hays » interdisait à Wyler, Cukor, Lubitsch, Hitchcock et autres maîtres de la suggestion d’en montrer autant qu’ils l’auraient voulu. Il me semble que c’est à la fin des années 1960 que Louis Malle et surtout Antonioni, avec Monica Vitti, ont porté la copulation à l’écran. Depuis, on n’a pas arrêté le progrès jusqu’à ce que, tout récemment, soient mises en spectacle des pratiques homosexuelles (L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche) ou prostitutionnelles (Jeune et jolie de François Ozon).

Le premier réflexe est de traiter par le mépris ces exhibitions ; le deuxième est d’y aller voir quand même ; le troisième (mais c’est plus qu’un réflexe) est de chercher à s’y instruire. N’y a-t-il pas dans ces films matière à réflexion, qui les distinguera de la simple pornographie ? Après tout, de la rencontre sexuelle, si importante dans notre vie, nous n’avons, sauf écrits spécialisés, qu’une expérience étroite : la nôtre. Devons- nous nous en contenter ?[access capability= »lire_inedits »]

Certes, on peut s’inquiéter de ce que les metteurs en scène font faire en « live » aux acteurs et actrices. Certains éclats, certains conflits d’après tournage dans l’équipe d’Abdellatif Kechiche suggèrent que plus on libère la représentation, plus on asservit les acteurs. Mais certains films nous instruisent directement sur ce dernier point. Dans Jeune et jolie, nous observons une lycéenne devenue prostituée de luxe recrutant sur Internet. Elle ne le fait pas pour l’argent, mais simplement « pour voir », dans un détachement complet. La curiosité est son métier, le voyeurisme sa passion, et même l’« autovoyeurisme ». Avant même, en effet, qu’elle ne s’engage dans la carrière où nous la suivons, on nous la montre dans sa relation avec un amoureux de vacances. Elle est incapable de jouir parce que ne sachant pas perdre pied et s’engager « à corps perdu », parce que se regardant faire, comme le suggère une scène de miroir au début du film, elle est sans désir. Regardez-vous faire et rien ne se passera !

À partir de là, tout est joué : la répétition vaine commence, la non-implication rend possible l’esclavage. La distance vis-à-vis de soi ne signifie pas maîtrise mais expérience mutilée, indifférence en même temps qu’asservissement à ce qui devient comme rien. On pressent qu’il y a là une clé ouvrant plusieurs portes, que l’indifférence spectatrice à son propre corps est peut- être un phénomène répandu, non seulement chez des prostituées et des acteurs, mais chez nombre de nos contemporains, comme ceux qui filment la fête à laquelle ils participent avant de se projeter le film. Pour ce qui est de faire l’amour, Jeune et jolie ne nous montre donc strictement rien. À la différence de La Vie d’Adèle qui, dès la première image, nous « embarque » et nous implique dans le destin de l’héroïne. La jeune fille sort de chez elle en courant pour attraper le bus qui va au lycée. Comme elle est filmée de dos, son élan la dirige vers un monde dont l’image indéterminée (celle d’un village ? d’une banlieue ?) occupe le fond de l’écran. Une vie se joue devant nous. Ce vers quoi va Adèle n’est sans doute pas le choix ou la révélation d’une « orientation » sexuelle, mais une expérience de l’amour homosexuel où va l’entraîner Emma, artiste aux cheveux teints en bleu qui la drague et l’arrache à la promiscuité agitée et querelleuse des copains et copines de classe.

Kechiche, comme Marivaux, présent dès le titre du film, se donne un monde à « débrouiller », allant du sentiment à l’analyse et vice versa. Pour lui, ce qui se donne directement en spectacle est vain, d’où la force démystificatrice de la présentation de pseudo-événements qui ne sont que des représentations – manif de lycéens, « marche des fiertés », repas chez les bourges, vernissage mondain… Ses personnages, eux, vivent là où il y a une part d’énigme : rencontres des deux amies sous un immense platane, scènes de l’école maternelle, cours sur Marivaux proposant au commentaire une expression de La Vie de Marianne : « Je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. » Est-il donc possible de regretter ce qu’on ne connaît pas ?

Mais ce qui, dans le film, a suscité le plus de commentaires − au point qu’en entrant dans la salle, c’est tout ce qu’on en sait −, ce sont les rapports sexuels longuement filmés, les soubresauts, soupirs, maladresses, émotions des corps,  des membres et des seins entassés et emmêlés d’Adèle et Emma. Cette insistance ne semble pas gratuite. Sans doute est-elle nécessaire pour faire sentir et comprendre cette sexualité de lesbiennes, la jouissance entre femmes, à l’abri de l’impatience brutale de l’homme, de la génitalité et de la brièveté de son plaisir.

Ce plaisir partagé et impliquant tout le corps, mis en images à la manière du Vallotton du Bain turc, ne suffira pas à faire un couple durable. Adèle ne semble pas enfermée dans le refus des hommes et Emma, horrifiée qu’elle ait pu coucher avec un homme, la jettera brutalement dehors et la repoussera définitivement. Reste, pour le spectateur masculin, la question forte- ment posée de la dissonance entre sexualité masculine et sexualité féminine. Que peut nous apprendre de plus L’Inconnu du lac, sorti peu avant le film de Kechiche ? Là, pas de couple, pas d’histoire, mais la description d’un coin de plage spécialisé : on s’y épie, on y fait le guet, on rôde dans les buissons. Il n’y a rien d’autre dans cet espace étouffant qu’un jeu de prédation que le metteur en scène associe à une série de meurtres. Brutalité de la pénétration, rivalité de désirs d’autant plus violents qu’enclos dans un narcissisme indépassable : ces hommes pratiquent entre eux ce que les femmes réprouvent et redoutent de leur part. De cette manière provocatrice, n’est-ce pas le mépris féminin qu’ils fuient tout en le défiant ? La comparaison entre lesbiennes et sodomites n’est pas à l’avantage des hommes. Ceux-ci paraissent tourmentés par une sexualité simpliste, réduite à son objet direct, petite chose extérieure, dont le fonctionnement est supposé leur fournir une preuve de supériorité toujours à renouveler, détachée d’eux et qui les obsède d’autant plus. Il faut aux femmes de la patience, de l’amour et aussi de l’humour pour aider les hommes à surmonter cette vanité inquiète.

Certaines militantes de la pénalisation de la clientèle des prostituées, voyant les hommes comme de purs prédateurs, paraissent loin d’une telle compréhension. C’est qu’elles veulent ignorer combien la supériorité des hommes armés de leur désir est provisoire. On sait pourtant cela depuis des siècles, comme le montrent des œuvres classiques ou ces tableaux qu’on commandait à l’occasion de mariages. Exemple admirable, le Mars et Vénus de Botticelli, exposé à la National Gallery de Londres. Post amorem, le jeune dieu s’endort tandis que des enfants malicieux jouent avec les morceaux de l’armure qu’il vient d’abandonner. Vénus comblée regarde avec une satis- faction souriante et ironique le faux vainqueur qu’est le dieu de la guerre. Les bidasses de la chambrée où j’ai passé de nombreux mois en savaient bien autant, eux qui, ni brutes ni génies, se posaient l’un à l’autre la question de confiance : « Et toi, qu’est-ce que tu fais “après” ? » En effet, si, après l’éjaculation, on attend simplement que ça se remette en marche, on risque fort d’être déçu ; mieux vaut s’en remettre à la générosité de la déesse de l’amour.

Nos manières les plus courantes de parler font craindre que nous ayons plus de mal que jamais, entre hommes et femmes, à nous comprendre au milieu des paradoxes qui nous lient, handicapés que nous sommes tant par une certaine forme de libération des mœurs que par les simplismes de l’égalitarisme. À cet égard, l’usage devenu commun du mot « baiser » est révélateur quand il associe la pénétration avec l’affirmation d’un mépris grossier. On comprend qu’Emma l’emploie pour dire le dégoût que lui inspire l’idée d’Adèle avec un homme. Mais comment parler autrement dès lors que, désormais, nous entendons désigner la chose même ? « Prendre » est dominateur. « Faire l’amour » est éloigné du fait, trop hermaphrodite. Serait-il encore possible de dire à une femme qu’on « l’honore » quand on lui offre son phallus ?

L’acharnement de certaines contre la prostitution est révélateur de ce que la connaissance des émotions, craintes et désirs se fait bien mal d’un côté vers l’autre. Ces féministes oublient non seulement la prostitution-business, mais aussi le pouvoir spécifique qu’a la femme de « s’absenter » pendant la relation, et surtout, elles ne s’interrogent pas sur la situation de celui qui s’adresse à une prostituée en sachant qu’il va au-devant d’une déception. À la fin d’une relation réduite à la courte partie initiale dont l’homme a la maîtrise, il se retrouvera seul et démuni. Il le sait bien, et il se rappelle peut-être le mot de Clemenceau : « Le meilleur moment, c’est quand on monte l’escalier. » Et pourtant il y va. Je suis persuadé que, dans la plupart des cas, c’est un déprimé, voire un désespéré, qui a recours à un remède aussi facile, dérisoire et provisoire.

Un peu d’indulgence pour lui, s’il vous plaît ![/access]

*Photo: Marine Vatch dans Jeune et jolie

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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