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Le club des fonctionnaires disparus


Le club des fonctionnaires disparus
L'avocat, par Honoré Daumier.
L'avocat, par Honoré Daumier.
L'avocat, par Honoré Daumier.

– Messieurs, je ne vous cacherai pas que votre cas est des plus difficiles à défendre. J’ai beau être le meilleur avocat de Paris, l’atmosphère morale n’est pas à la défense du fonctionnaire. L’Etat, enfin ce qu’on appelait comme ça dans le monde d’avant, exige de vous un minimum de conscience professionnelle. Bon, je sais, vous êtes les trois derniers, mais tout de même… Le fait que vous m’invitiez pour discuter de votre affaire dans le seul restaurant de Paris où l’on puisse encore trouver de vrais plateaux de fruits mer, et non leur succédané fabriqué avec de l’ADN d’huître congelé dans les laboratoires piscicoles des côtes d’Armor, pourrait servir à la partie adverse pour étayer les accusations de corruption, reconnaissez-le… Comment en effet des fonctionnaires de ce qu’on appelait autrefois la catégorie A peuvent-ils, si je m’en réfère à l’échelle indiciaire de l’époque, mener votre train de vie : maison sécurisée dans les beaux quartiers, gardes du corps recrutés dans les meilleurs agences, mutuelles de santé parmi les plus performantes : je vois par exemple que monsieur X, rédacteur au Département Bouygues de la Justice, a subi plusieurs opérations de chirurgie génétique et a changé de cœur, de poumons et de reins, sans compter que vous avez gagné 20 cm de taille. Vous savez, monsieur X, cela va être dur à soutenir, le coup du fonctionnaire intègre. Quand on connaît le prix de telles prestations, à part quelques grands patrons et le président de la République, euh pardon, le PDG de l’entreprise France SA, personne n’en a plus les moyens. Même moi, c’est dire. Alors, monsieur X…
– Attendez, je termine ma coupe de champagne… Voilà… Désolé mais c’est tellement bon, encore plus depuis la prohibition de l’année dernière. Eh bien Maître, vous allez tout de suite comprendre. Il y a vingt ans, quand on a pris la décision de privatiser la justice et d’achever celle du système pénitentiaire (qui avait commencé dans les années 2000), il a bien fallu une équipe au ministère pour octroyer les marchés. Alors, au fur et à mesure que l’on donnait les prisons à Bolloré ou à la Lloyds, les cours d’appels à Bouygues, nous on disparaissait, forcément. Les hauts fonctionnaires d’abord qui partaient comme cadre dirigeants, puis les juges eux-mêmes, mieux payés dans les tribunaux privatisés que dans les dernières cours publiques. A la fin, je me suis retrouvé tout seul et, par la force des choses, à une position stratégique. Comme la politique de restriction budgétaire s’est poursuivie, que mon salaire est gelé depuis trente ans et ma retraite à 75 ans, bah j’ai fait comme dans les pays du tiers-monde où les statuts ne sont pas garantis, j’ai décidé de combler le manque à gagner tout seul. À chaque marché proposé, j’ai pris ma commission. Là, cher Maître, je viens de vendre à Equity Limited (vous savez l’entreprise de justice américaine), le dernier tribunal de grande Instance public, celui de Saint-Denis-de-la-Réunion. Avec une commission de 5 % pour ma pomme.
– Vous n’avez pas honte, monsieur X ?
– Pas honte, non, pas du tout. J’apprécie plutôt l’ironie des choses. Je suis mis en accusation par Bouygues Justice et je risque de faire de la préventive dans une prison Carrefour, alors que j’ai appartenu aux équipes qui leur ont permis de prendre des positions majoritaires dans ces secteurs.
– Bon, et vous monsieur Y ?
– Ce n’est pas très différent de monsieur X. Je suis le dernier inspecteur des impôts. J’ai refusé que l’on me transforme en directeur financier. Souvenir et fidélité à mon école de Clermont-Ferrand, où j’ai rencontré ma femme. Alors on s’est souvenu que j’étais de ceux qui ont vendu Bercy à Lagardère, il y a quinze ans, quand on l’a préféré à Dassault. Résultat, on s’est intéressé sur ce qu’on avait touché à l’époque, et moi, même à un niveau inférieur, avec les dessous de table, je peux vous dire que je me suis goinfré. Pas le moindre scrupule. On venait de décider de faire passer la durée de travail hebdomadaire dans nos services à 60 heures. Alors mes rares week-ends, je vais vous dire, c’était comme nos dirigeants, hein, les yachts, la coke et les putes russes. Bon, les yachts étaient un peu plus petits, la coke un peu trop coupée et les putes étaient parfois ouzbèkes, mais bon… Vous comprenez, Maître ?
– Hélas oui. Mais vous, monsieur Z, votre cas est légèrement différent. Vous êtes le dernier… instituteur, c’est ça ? Je ne savais même plus que ça existait. Je croyais que tout l’enseignement public avait disparu après des années d’agonie, à la réélection de DSK.
– C’est juste, Maître, c’est juste. Mais une loi européenne m’a en quelque sorte sauvé. Elle oblige tous les membres de l’UE, y compris les nations-entreprises comme France SA à garder un service public d’éducation, même résiduel. Je suis ce résidu. Le dernier instit. J’ai une classe unique, avec 65 élèves de 6 à 12 ans.
– Mais comment avez-vous été corrompu, mon pauvre ami ?
– Eh bien voilà, Maître, étant donné mon salaire qui n’a pas été réévalué depuis la cinquième guerre du Golfe, je peux à peine me nourrir et me chauffer. Alors mes élèves laissent à manger sur mon bureau chaque soir. Une couscoussière par-ci, un reste de pot au feu par là. Il y a aussi ceux qui laissent du bois ou du charbon, des vêtements usagés. D’anciens élèves qui ont réussi me rapportent des livres. Mais je ne crois pas que ce soit cela que me reproche le département Meirieu international de l’enseignement ?
– Ah bon, qu’est-ce qu’il vous reprocherait alors ?
– De faire de l’Histoire avec mes élèves, je crois. Et d’étudier de la poésie…
– De l’Histoire. Merde, mon vieux, vous êtes vraiment mal barré. De l’Histoire…



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