La jeune femme et la mort


La jeune femme et la mort

ari mirkan kobane

Je n’irai probablement jamais à Kobané mais je ne suis pas près d’oublier ce nom. Je ne peux qu’imaginer cette ville avec une image mentale sans doute fausse. Une  cité d’Orient, écrasée de soleil, une ville qui pourrait entrer sans problème dans un vers de Racine : « Je demeurai longtemps errant dans Kobané. » Si je ne vais pas oublier Kobané, c’est parce que ce qui s’y joue, ces jours-ci, a pris soudain un visage, un beau visage de femme,  celui d’Arin Mirkan.

Oui, jusque-là, quitte à choquer, je regardais cette guerre avec une certaine circonspection. Oh, je suis bien convaincu que l’Etat Islamique est composé d’affreux décérébrés. Seulement personne ne m’a expliqué de manière vraiment convaincante comment il se fait qu’ils aient apparu si vite et si fort en Irak. On avait pourtant installé la démocratie, en Irak, non, en éliminant de la scène le plus affreux dictateur de tous les temps, un certain Saddam Hussein ? Personne ne m’a expliqué non plus pourquoi soudain l’Iran et Bachar Al-Assad étaient devenus fréquentables. Parce que sauf hallucination psychotique de ma part, l’année dernière, il était très urgent de bombarder Assad et de faire de même avec l’Iran en passe de devenir une puissance nucléaire. Winston Smith, dans 1984, qui travaille au ministère de la Vérité, sait bien qu’il ne faut pas chercher trop loin, que si l’année dernière Océania était en guerre avec Eurasia contre Estasia, maintenant Océania est alliée avec Eurasia et est en guerre avec Estasia et qu’il en a toujours été ainsi puisque la réécriture permanente du passé crée la vérité du présent. Celui qui oserait dire le contraire ne serait qu’un allié objectif des djihadistes, un affreux, un relativiste…

Arin Mirkan, donc. L’histoire est connue : capitaine dans les troupes kurdes de l’YJP, le bras armé du Parti de l’Unité démocratique, Arin Mirkan cernée par les djihadistes de l’Etat islamique a préféré, -les sources divergent- dégoupiller une grenade ou déclencher des explosifs dans une ceinture pour entraîner avec elle dans la mort une dizaine d’assaillants. On ne sait pas exactement son âge, on dit qu’elle avait des enfants et on souligne assez peu que son parti est un vrai parti progressiste, avec même dedans des vrais bouts de marxisme. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi, quand les peuples luttent pour leur indépendance, cette indépendance va si souvent de  pair avec un projet social avancé, voire révolutionnaire. Il faut croire que la patrie n’est pas incompatible avec le socialisme, le vrai, et quitte à se libérer d’une tutelle politique pourquoi ne pas le faire aussi d’un système économique pour faire d’une pierre deux coups et aller vers plus de justice sociale, ce qui fut la philosophie, si décriée aujourd’hui, de notre Conseil National de la Résistance dès 1943.

Enfin quand je dis l’histoire que l’histoire d’Arin Mirkan  est connue, finalement pas tant que ça. On en a parlé mais pas au point d’en faire un symbole, tout au moins dans les médias occidentaux. Que nous arrive-t-il nous si prompts à nous enflammer sur commande médiatique ? La peur de se faire manipuler par un bouteillon de la propagande kurde ? Ce serait tout à l’honneur des rédactions pourtant si disposées à avaler n’importe quoi dès qu’un conflit où nous sommes mêlés de près ou de loin, -ici plutôt de loin-, permet de faire de l’audience avec des images martiales, belles comme un extrait de Top Gun.

Mais il y a une autre hypothèse, moins glorieuse. On a peut-être un peu honte devant le visage souriant, tellement proche, d’Arin Mirkan. On célèbre depuis des semaines l’héroïsme kurde, ce qui ne mange pas de pain, mais apparemment à part des frappes aériennes à haute altitude qui semblent moyennement efficaces puisque Kobané est sur le point de tomber, on ne fait pas grand chose. On leur avait promis des armes mais il doit y avoir de sacrées difficultés d’acheminement, comme les colis de la poste, car ils n’ont visiblement toujours rien reçu. Ou alors, comme l’Angleterre et la France pendant la Guerre d’Espagne, l’Occident joue à la non-intervention déguisée et nos armes arriveront trop tard comme sont arrivés trop tard les avions de Staline pour les Républicains.

Et puis, sans doute, surement même, Arin Mirkan nous renvoie à quelque chose qui nous a définitivement dépassé : l’héroïsme. Et en plus, c’est une femme. Une belle femme héroïque…. Je sais, les néo-féministes ou post-féministes vont pousser des hauts cris mais je reste indécrottablement « genré » : quand c’est une femme qui meurt à la guerre, en combattant, il y  a pour moi  une manière de valeur ajoutée symbolique qui rend la chose encore plus tragique. Apparemment, pour la France aussi puisqu’on se rappellera que notre héroïne nationale est tout de même Jeanne d’Arc.

On fera bien de se le rappeler, aussi,  quand nous contemplerons le visage d’Arin Mirkan qui s’est battue pour sauver le droit de nous regarder, nous, en souriant, avec ses yeux sombres et profonds. Sans que rien, ni un voile ni même sa mort, ne vienne s’interposer entre elle et nous, à Kobané ou ailleurs.



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