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La démarche turque


Crédit photo : orqudsday

Cela fait maintenant plusieurs mois qu’on nous le serine matin, midi et soir : l’espoir des révolutions arabes se trouve du côté d’Ankara.
Le « modèle turc », présenté comme l’alliance harmonieuse de la démocratie, de l’Islam et de la croissance économique. Ne craignez rien, braves gens, à Tunis, au Caire, à Tripoli, les barbus de Ennahda, des Frères musulmans et assimilés vont peut-être gagner les prochaines élections, mais leur islamisme sera mo-dé-ré !

Lobbyiste depuis de longues années de l’AKP[1. Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement)] auprès de l’opinion publique française, Bernard Guetta répète en boucle que ce parti est à la Turquie ce que la démocratie chrétienne est à l’Allemagne : un parti conservateur respectueux des libertés démocratiques, principal artisan du miracle économique turc.
Arrivé au pouvoir en 2002 à l’occasion d’élections législatives sans bavures, ce parti, aujourd’hui dirigé par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, a remporté tous les scrutins avec des majorités accrues : aux législatives de juin 2011 l’AKP obtenait près de 50% des suffrages, sans toutefois atteindre la majorité des deux tiers souhaitée par le premier ministre pour modifier profondément la Constitution du pays. Officiellement, la Turquie affiche des taux de croissance insolents au regard de la stagnation du PIB des pays européens.

Certes, mais le « miracle économique turc » n’a pu se réaliser que sur les fondations solides établies par des décennies de gouvernement kémaliste laïc : développement d’entreprises de taille européenne, voire mondiale, émergence d’une classe moyenne éduquée dans des universités échappant au contrôle des dignitaires religieux, émancipation des femmes à un niveau inégalé dans le monde musulman. Les islamistes turcs n’ont donc pas construit la prospérité relative de ce pays : ils en ont hérité et ont eu, dans un premier temps, l’intelligence de ne pas en saper les fondements par une réislamisation brutale de la société et des institutions. Ce n’est pas l’envie qui leur manquait, mais ils se sont montrés suffisamment réalistes pour remettre à plus tard ce projet ambitieux et funeste s’ils voulaient se maintenir au pouvoir.

Les islamistes des pays où s’est déroulé le « printemps arabe » héritent, eux, d’économies dévastées, de taux de chômage réel stratosphériques ou, pour la Libye, de la « malédiction de la rente ». Les pétrodollars ont en effet, dans les sociétés arabo-musulmanes, fâcheusement tendance à se concentrer dans quelques mains qui les réinvestissent dans les économies des pays développés. Les peuples de ces pays rentiers n’en voient jamais la couleur, comme en Algérie.

Faire croire que le « modèle turc » puisse constituer le salut immédiat des pays arabes libérés de la tyrannie est donc une escroquerie intellectuelle.
Ce n’est pas d’islamistes prétendument modérés dont ces pays ont besoin, mais d’équivalents modernes d’Atatürk, d’une laïcisation de la société et des institutions, indispensable au décollage de leurs économies.

Et cela d’autant plus que le modèle turc risque, dans les prochains mois, de connaître quelques turbulences. Notre turcolâtre national de la matinale de France-Inter a omis de signaler à ses auditeurs que ses amis de l’AKP sont de fieffés clientélistes. Ainsi, la dette du pays a doublé au cours des dix huit mois précédant les élections législatives de juin 2011, non pas du fait de la crise économique (la croissance turque est restée relativement stable), mais par une politique de crédits à très bas taux accordés aux consommateurs et aux petites entreprises de l’espace rural. Le déficit public atteint aujourd’hui un niveau grec avec 9,5% du PIB…
Comme la Turquie n’a pas de pétrole, c’est sur le marché international des capitaux que l’AKP finance la constitution de sa clientèle électorale. Une bulle de crédit est en train de se constituer, dont l’éclatement prochain n’est pas à exclure…

Cela n’est pas sans rapport avec le tournant diplomatique opéré récemment par Erdogan : faire vibrer la corde nationaliste est une recette éprouvée lorsque l’horizon économique et social s’assombrit. Jouer des muscles sur la scène internationale, en prenant Israël comme punching-ball, ne coûte rien et produit de belles images télévisées de triomphe personnel au Caire, à Tunis ou à Tripoli. Cela fait passer la pilule des restrictions des libertés publiques (arrestations arbitraires de journalistes ou d’officiers généraux accusés de complots imaginaires).

Il s’agit aussi d’entraîner dans la spirale de la surenchère nationaliste une opposition laïque représentée par le CHP (Parti républicain du peuple) qui avait entrepris un important travail de rénovation interne et qui avait montré sa force dans la « Turquie utile », celle qui travaille, produit et innove dans l’ouest du pays. Cela s’était traduit par une nette victoire du CHP dans ces régions lors des dernières élections.
Même s’il ne s’agit là que de pures gesticulations – l’installation dans l’est du pays d’éléments du bouclier antimissile américain en est la meilleure illustration – on peut craindre que ces islamistes « modernes » échouent à l’examen politique décisif : celui de laisser paisiblement se dérouler une alternance démocratique.



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