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La barbarie à visage urbain


La barbarie à visage urbain

Désolée, je ne sais toujours pas avec certitude si l’agression du bus de nuit parisien était ou non raciste. Et en plus je me demande si cela a tant d’importance. Dans cette affaire, le racisme, réel ou pas, est peut-être un point de détail. Si la victime avait été « issue de la diversité », les images auraient été tout aussi révoltantes.

La pénible scène filmée par une caméra de vidéosurveillance évoque ce qu’on appelle communément la barbarie. Nous voilà contraints de regarder en face la société que nous avons créée. L’épisode pourrait susciter un débat. Ces agresseurs qui paraissent dépourvus de tout surmoi susceptible de leur fixer une limite, le sentiment d’impunité qu’ils semblent éprouver, devraient provoquer un réflexe d’autodéfense collective. Au lieu de quoi, après quelques jours de polémique sur l’origine de la « fuite nauséabonde » (formule employée dans un texte défilant par LCI), la seule question qui vaut est désormais : raciste ou pas raciste ? Et quand je dis question, c’est une façon de parler. En réalité, c’est un concours de certitudes que chacun jette à la tête de l’autre, et l’autre, en l’espèce, est forcément un salaud ou un nigaud – un crypto-lepéniste attaché à la défense d’une fantasmatique race blanche, ou un fieffé angélique prêt à rallier le parti de l’anti-France. Ayant commis le crime de douter, j’ai reçu une double volée de bois vert.

Je vais aggraver mon cas. Je persiste à penser que l’agression du « noctilien » était peut-être raciste et peut-être pas, ou plutôt que dans le cocktail de passions déplaisantes qui animaient les agresseurs le racisme entrait pour une proportion indéterminée – et d’ailleurs indéterminable. L’injure « Français de merde » prononcée par l’un des agresseurs (que je n’avais pas entendue lorsque j’ai écrit mon premier texte) ne suffit pas à prouver le caractère essentiellement raciste de l’agression. J’entends d’ici les hauts cris – que vous faut-il de plus ? En ce domaine, l’expérience devrait pourtant apprendre à chacun à se méfier des évidences. Un juif à kipa peut se faire casser la gueule sans que l’antisémitisme y soit pour quoi que ce soit ou sans qu’il soit le premier mobile. Et quiconque a déjà mis les pieds dans une cité sait que l’injure raciale est pratiquée tous azimuts y compris entre personnes de même origine.

En regardant les images prises dans l’autobus, même avec le son, j’ai eu l’impression que la rage aveugle des petites brutes aurait très bien pu s’abattre sur un Arabe ou sur un Noir et qu’ils auraient pu tout autant le traiter de « sale nègre » ou d’ »Arabe de merde ». Mais en même temps, je ne saurais exclure que la haine du blanc ait réellement joué dans le choix de la victime. La vérité, c’est que personne n’en sait rien. Peut-être le procès des coupables permettra-t-il à chacun de se faire une opinion.

En attendant, chacun joue donc sa partition, les uns pour mettre en avant l’acte raciste, les autres pour planquer sous le tapis toute connotation raciste. Pour les premiers, la France dans son ensemble est désignée comme coupable de racisme envers sa minorité arabo-musulmane. La scène du bus rappelle que les blancs n’ont pas l’exclusivité de la beaufitude raciste – mais se trouve-t-il encore des gens de bonne foi pour en douter ? Quant aux autres, ils ont une fois pour toutes figé les rôles, celui du salaud étant forcément joué par le « céfran » – également dit « Français de souche », bien que sa souche soit aussi peu identifiable que celle de pas mal de ses concitoyens plus basanés. Pour ceux-là, si d’aventure un Français d’origine étrangère se montre coupable de racisme, c’est parce qu’il en a été victime lui-même (on pourrait appliquer ce raisonnement aux pédophiles qui ont généralement été des enfants abusés mais passons). Dans ce registre, le jeune homme agressé dans le bus est exemplaire. Il ne veut pas, a-t-il déclaré au Figaro, être instrumentalisé. En somme, pour lui aussi, le plus grave n’est pas de s’être fait tabasser mais ce qu’on pourrait en penser. Dans La Journée de la jupe, le négociateur envoie sur les roses un prof qui tente de convaincre ses élèves de bien se tenir en invoquant le Coran et qui, après avoir été un peu bousculé par ceux-ci, se montre encore plus compréhensif. « Après tout, si ça vous plait de vous faire taper dessus, libre à vous », dit en substance le flic. C’est ce qu’on a d’abord envie de répondre à cet étudiant visiblement doté d’une belle âme. Si ces agresseurs ont proféré des injures raciales c’est, a-t-il expliqué, parce qu’ils étaient « drogués ou ivres ». S’il lui plait de comprendre et même de tendre la joue gauche, grand bien lui fasse. Seulement, il n’est pas le seul concerné. Quand on le tabasse dans un autobus, c’est aussi moi qu’on agresse. Et le jour où un Tribunal jugera les coupables, c’est en notre nom à tous qu’il rendra sa sentence. Pour être honnête, je n’aimerais pas que les juges se montrent aussi compréhensifs que la victime. Souhaitons en tout cas au jeune homme qui manie si brillamment la grammaire du science-politiquement correct de surmonter le deuxième traumatisme – celui de la diffusion et de l’instrumentalisation – comme il a surmonté le premier.

Reste une énigme qui me paraît diablement plus intéressante que celle du caractère raciste ou non de l’agression du bus. Pourquoi cette question suscite-t-elle passions et invectives au point d’occulter toute autre discussion ? Pourquoi est-il si crucial de faire reconnaître ou de récuser la dimension raciste ? Il faut croire qu’il y a là un enjeu identitaire, et pas seulement pour ceux qui ont fait de cet adjectif leur nom de famille. Qu’on me pardonne cette lapalissade mais une identité, tout le monde en a une, et pas seulement à l’extrême droite. L’obsession du racisme est aussi une obsession de la « race », c’est-à-dire de l’appartenance.

Cette obsession n’est pas seulement étrange, elle est gênante. Au risque de saturer le fil de commentaires sur ma supposée propension à la « haine de soi », j’avouerai que je n’entends jamais sans malaise des responsables juifs « revendiquer » le caractère antisémite d’un acte dès que celui-ci est connu. Et j’ai ressenti le même malaise lorsque BHL s’est rendu au Tribunal de Lyon pour affirmer que le meurtre d’Oullins (dans lequel la victime était arabe) était raciste. À ma connaissance, BHL n’a pas été témoin de ce meurtre. Je ne sais pas par ailleurs si l’antisémitisme a compté pour un tiers ou un quart ou 100% dans les motivations de Fofana et de sa bande de criminels abrutis, mais je sais qu’à force de se focaliser sur cette question, on a accrédité l’idée qu’Ilan Halimi était le mort des juifs.

Pour la loi, le racisme et l’antisémitisme sont des circonstances aggravantes. Mais dans les faits ? En supposant que les agresseurs du bus, « drogués et ivres », n’aient même pas vu que leur victime était blanche, cela rend-il leur comportement plus acceptable ? Le calvaire d’Ilan Halimi eût-il été moins effroyable s’il avait été breton ou noir – ou les deux ?

Sur ce sujet, en tout cas, je réclame le droit à la nuance et à l’indétermination – je sais c’est beaucoup demander. Je ne méconnais pas les ravages de la bêtise et des préjugés racistes ni la nécessité de les combattre. Mais je n’aimerais pas vivre dans un monde où chacun, brandissant comme un trophée le racisme dont est victime sa propre « communauté », finirait par être sourd à celui qui s’abat sur les autres. Je crois que des salopards capables de torturer un juif sont tout aussi capables de torturer un Arabe ou un Asiatique.

Bref, il ne faudrait pas que l’obsession du racisme nous fasse oublier que rien de ce qui est inhumain ne nous est étranger.

Mai 2009 · N°11

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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