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La baby-boum


La baby-boum

Et si le monde n’avait pas été créé entre mars et mai 1968 ? Hypothèse sacrilège quand l’objet mémoriel « mai 68” est devenu tellement mythique qu’on ne l’évoque plus que par son petit nom. On dit « 68” comme on dit « 89” ou « 93” (1793, enfin, pas le 9-3).

On l’aura compris, c’est à ce « 68” bardé de guillemets que l’on va s’intéresser ici et non pas à l’événement – si tant est que l’on puisse parler d’événement.

Il s’agit d’interroger cette mythification – ou cette mystification. Peut-on réduire « 68” à quelques slogans et l’interpréter seulement à l’aune de leurs supposées répercussions? Pourquoi tant d’émotions positives ou négatives ? Pourquoi ne parvenons-nous pas à tourner la page de « 68” ainsi que ne cesse de le réclamer Daniel Cohn-Bendit (sans doute contraint par quelque puissance terrible de participer aux innombrables émissions consacrées au joli mois de mai) ?

C’est peut-être dans un étrange silence qu’il faut chercher la signification profonde de ce tintamarre décennal. En effet, alors que la France aime tant les commémorations à chiffres ronds, le quarantième anniversaire de mai 1968 semble avoir totalement effacé le cinquantième anniversaire du 13 mai 1958. La Ve République ne s’intéresse ni à ses origines, ni à son fondateur. L’hôte de l’Elysée se proclame gaulliste et anti-soixante-huitard ; en vérité, il est soixante-huitard et anti-gaulliste.

Derrière cet anniversaire qui en cache un autre, il y a peut-être l’un de ces secrets de famille que l’on s’efforce d’oublier sans jamais y arriver. Avançons l’hypothèse que cette névrose nationale reflète un violent conflit intérieur entre la pesanteur de l’Histoire vécue et la légèreté d’un universel rêvé. D’un côté, la guerre d’Algérie, l’appel au Père, le Général au caractère trempé dans le sang des guerres du passé – en somme, l’histoire concrète du « cher et vieux pays » ; de l’autre, l’amour sans contrainte, le désir au pouvoir, la liberté sans limite (l’un des plus beaux oxymores de l’époque), bref le rêve d’un monde sans frontières, d’une humanité réconciliée judicieusement dépeinte par Philippe Muray sous les espèces de la post-Histoire.

« 68”, c’est la victoire du made in America sur fond de Us go home.

Dans l’imaginaire de la génération baby boom, tout, jusqu’au nom, est importé d’Amérique. Elle grandit dans un monde où la vulgate du travail du pédiatre américain Benjamin Spock fait partie de ces évidences qui constituent le « sens commun ». Les idées de Spock n’étaient pas nécessairement dénuées de pertinence au départ ; remâchées par l’industrie du divertissement, elles engendrent l’enfant-roi des années 50[1. Comment soigner et éduquer son enfant a été publié en France en 1952 par les éditions Marabout et fut un bestseller.]. Lequel deviendra, dans les décennies suivantes, un adulte impérieux et capricieux, peu soucieux d’offrir à ses descendants une place dans le monde.

Entre-temps, les rejetons de la Génération lyrique (titre d’un formidable essai du Canadien François Ricard) se sont adonnés aux joies de la pop music. Ils auront légué au monde l’audacieux concept de « culture jeune », durable eldorado pour marchands de tout. La musique est au cœur de cette identité collective scellée par l’âge. Un phénomène structurant, comme disent les marketeurs. Exemple paradigmatique du phénomène en question, le grand concert gratuit du 22 juin 1963 organisé par Europe n°1 pour le première anniversaire du mensuel Salut les copains, scelle les noces du marché, des médias ; et de l’Amérique[2. Pour une analyse fine et intéressante de ce phénomène, voir Les baby-boomers de Jean-François Sirinelli.]. Les vedettes de la soirée sont Eddy Mitchell et Johnny Hallyday, respectivement Claude Moine et Jean-Philippe Smet. Quelques jours plus tard, Edgar Morin qualifie cette musique de « yé-yé » (francisation de yeah, yeah, le yes américain). Il ne sait peut-être pas à quel point il fait mouche.

Les idées qui forment ce qu’on appelle depuis lors « l’esprit 68” sont également made in USA. Pour l’essentiel, il s’agit d’une compilation hâtive de notions tirées d’Herbert Marcuse, universitaire américain d’origine allemande et prophète du mouvement étudiant sur les campus. Dans la tradition de l’Ecole de Francfort, son analyse critique de la société américaine, donc de toutes les sociétés occidentales de l’époque, conjugue marxisme et psychanalyse pour faire du conflit entre réalité et désir le moteur de l’histoire et de la politique. D’où la place conférée à l’érotisme et à l’imagination. Bien entendu, très peu d’étudiants ont pris la peine de lire Eros et civilisation ou L’homme unidimensionnel, mais les slogans les plus identifiés à « 68” sont bien l’écho dégradé de ces ouvrages.

Logiquement, la Guerre du Vietnam (et non pas la guerre française d’Indochine qui fleure le vieux monde) apporte ce piment indispensable qu’est la contestation. On peut difficilement communier dans la consommation, un peu plus dans la libération sexuelle, mais ce qui légitime l’ensemble, c’est le refus d’un ordre structurellement injuste. Les années 60 laissent sur le ressac le modèle, inoxydable depuis lors, de la « jeunesse en lutte ». Elles inventent par la même occasion les débuts de la subversion en rangs serrés.

Même la figure du mal, donc, vient des campus américains. Le mai 68 français commence le 22 mars, deux jours après l’arrestation d’un étudiant de Nanterre coupable d’avoir brûlé publiquement un drapeau américain au cours d’une manifestation contre la guerre au Vietnam. Cohn-Bendit et ses collègues de Nanterre rebaptisent « Che Guevara » l’amphi de Nanterre dans lequel ils fondent le « mouvement de 22 mars » (rappel volontaire ou non du mouvement du 26 juillet 1954 fondé par Fidel Castro). La référence américaine est souvent agrémentée de couleur locale. Même lorsqu’ils prennent le nom d’Enragés, les étudiants qui battent le pavé parisien voudraient que Nanterre soit Berkeley et Paris San Francisco. Ils ne le savent pas. Leur rêve est américain, c’est-à-dire, croient-ils, universaliste. Il se révèlera platement mondialiste[3. Si les mêmes détestent aujourd’hui l’Amérique, c’est autant parce qu’elle prétend avoir son identité propre qu’à cause du contenu même de cette identité.].

Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi 58 a perdu la guerre des mémoires. Car 58, c’est l’incarnation parfaite du particulier, du Français, de tout ce qui fait de ce pays un phénomène singulier – son histoire. L’agonie de la IVe République est 100% française, tout autant que son dénouement sous les traits de de Gaulle. Français, l’homme de Colombey, la guerre d’Algérie, les ombres du passé, les formidables réussites d’un régime décrié (la reconstruction du pays et les dix premières des Trente Glorieuses). Beaucoup trop français.

La génération lyrique a réussi à escamoter ce qui ne venait pas d’elle, à commencer par la grande victoire républicaine et démocratique que fut 1958. Fait sans précédent en France, une République malade cédait la place à une autre sans passage par un régime autoritaire. Ce ne fut pas seulement l’œuvre d’un homme qui, à 67 ans, n’avait pas l’intention de commencer une « carrière de dictateur », mais aussi celle d’une société et d’une culture politique (celles des « pères ») qui surent éviter une guerre civile et assurer seize années supplémentaires de croissance. Or, sans confort matériel et sans sécurité des biens et des personnes, point de Johnny, ni de SLC, ni de piscine à la fac de Nanterre.

Encouragé par la prétendue « croisade » anti-soixante-huitarde lancée par Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle (croisade qui pour l’essentiel tient en un discours démenti par une foultitude d’actes présidentiels), le cru 2008 du festival 68 est un remake de plus de l’autocélébration d’une génération encensée depuis le berceau. Avant même de venir au monde, les rejetons du baby boom sont porteurs d’un immense espoir. Ne sont-ils pas ces « douze millions de beaux bébés en dix ans » que le Général, en 1945, appelait de ses vœux ? Les bébés de l’espoir deviendront les enfants de la prospérité. Nés trop tard pour 1958, beaucoup connaîtront en leurs premiers émois historiques (et autres) en 1968. Et puisque de ces événements-là, ils auront été non seulement les contemporains, mais les acteurs, ils leur donneront le nom de Révolution. On connaît la suite. Puisqu’ils prétendaient avoir changé le monde, il était bien normal que celui-ci leur appartînt.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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