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L’Empire du Bien contre Polanski


L’Empire du Bien contre Polanski

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Si besoin était, l’affaire Roman Polanski nous prouve que l’Empire du bien, tel que l’a défini Philippe Muray, a gagné, partout, totalement et semble-t-il, définitivement. Par exemple, il va vous obliger, comme si ça n’allait pas de soi, à préciser en guise d’introduction que vous trouvez évidemment répréhensible qu’une jeune fille de 13 ans ait été abusée par un cinéaste. Qu’il s’agit là d’un crime, quand bien même il remonterait à 1977.

À peine oserez-vous dire que sur une échelle de gravité, comme il y a une échelle de Richter, vous trouvez cela finalement moins grave que de tuer par procuration les salariés des entreprises privatisées, de bombarder des populations civiles en temps de paix, de laisser se produire des désastres écologiques au nom de la logique marchande, de manipuler l’opinion et de tester à grande échelle ses capacités de soumission en exagérant soigneusement les capacités morbides d’un virus, d’oublier que le président légitime du Honduras est toujours coincé dans l’ambassade du Brésil de son propre pays par des putschistes, j’en passe et des pires.

Tout ça, finalement, ce devait être la faute à Polanski. Puisque l’on a rien trouvé de plus urgent que de l’arrêter.

Polanski est un cinéaste qui a fait parmi les films les plus étonnamment déstabilisants de l’histoire du cinéma. Et le spectateur n’aime pas ça, au fond, être déstabilisé. Il n’aime pas qu’on lui fasse vivre la folie de l’intérieur comme dans Répulsion, l’éternelle histoire du bouc-émissaire comme dans Le Locataire, la possibilité du Mal comme dans Rosemary’s baby. C’est bien connu, les artistes sont des salauds. Ils apportent de mauvaises nouvelles, ils démoralisent, ils vous renvoient en pleine figure vos névroses, vos lâchetés, vos vices cachés derrière vos vertus publiques.

Et puis, c’est tellement plus facile à faire taire, les artistes, les penseurs, les poètes. Ca se défend mal, ça a toujours quelque chose à se reprocher, et quand on les élimine ça n’empêche pas l’appareil productif de continuer de tourner. Alors, en embastiller deux ou trois, en flinguer quatre ou cinq, ça vous refait une virginité pour pas cher. L’histoire est vieille comme le besoin de lyncher ou d’amener la victime expiatoire sous le couteau sacrificiel.

Imaginez une société qui ait beaucoup à se reprocher sur sa manière de traiter les pauvres, les étrangers, les femmes, les juifs, les noirs. Je sais, c’est difficile, mais il paraît que ça existe, parfois. Ce qu’il y a de plus rapide pour elle, finalement, c’est de s’en prendre à celui qui fait le travail du négatif qu’il soit poète ou philosophe. Et elle vous dit alors, cette société : « Vous verrez, faites nous confiance, une fois le sang répandu, les tripes exposées, le cadavre jeté aux chiens, le beau temps va revenir, les roses vont éclore, on va raser gratis et retrouver le plein emploi. »

Une liste, comme ça, au jugé ? Socrate, ce pervertisseur de la jeunesse, est forcé à s’empoisonner par le gouvernement d’Athènes ; Ovide, ce libertin obsédé sexuel est exilé sans raison et sans retour par Auguste ; François Villon, ce voleur de cours des Miracles est mis en prison et échappe de peu à la pendaison, Baudelaire et Flaubert, ces vieux garçons pervers dont un amateur de négresses et l’autre de bains turc avec jeune gens (tiens, tiens…) sont traînés la même année par le même procureur devant les tribunaux pour immoralité ou encore, cerise sur le gâteau de l’infamie, Céline, cet antisémite incurable, est condamné à mort et va pourrir plusieurs années dans une prison danoise.

Tiens, puisqu’on parle de l’Epuration : il suffit de lire n’importe quelle histoire de la période, Paxton ou Ory par exemple, pour s’apercevoir que proportionnellement les milieux intellectuels, artistiques et journalistiques collaborationnistes paient un prix beaucoup, mais alors beaucoup plus élevé que les industriels ou la haute fonction publique qui ont continué à faire fonctionner le pays sous occupation nazie.

Donc, ce qui arrive à Polanski doit à peine le surprendre. Ça ressemble tellement à l’un de ses films paranoïaques où le pire est toujours certain. En même temps, être arrêté dans un paradis fiscal qui a blanchi l’argent de toutes les saloperies planétaires sur l’ordre de la justice d’un pays qui par ailleurs ne signe quant à lui aucune convention sur les tribunaux internationaux tant il a une histoire chargée, et tout ça pour des faits vieux de trente ans, le petit juif polonais aurait peut-être reculé devant l’invraisemblance du scénario.

Il a simplement dû se dire quand la police est arrivée que décidément, les années en 9 ne lui portaient pas chance. En septembre 1939, il échappe de justesse aux SS dans le ghetto de Cracovie. En août 69, c’est Sharon Tate, son épouse enceinte qui est massacrée avec des amis par Charles Manson et sa bande de satanistes.
Le souffle de la Bête, toujours, qui ne lâche pas.
Et là, à l’automne 2009, la machine de l’Empire du Bien commence à le broyer. Il paraît, et c’est ce qu’on entend dans le chœur des vierges effarouchées dans un unaninisme suspect qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche, que cette ordure infâme est un justiciable comme les autres.
On aimerait bien, pour le coup, que ce soit le cas.
Parce que là, on a plutôt l’impression qu’être riche, juif, cosmopolite, génial et avoir une femme splendide, ça lui servirait plutôt de circonstances aggravantes.

J’espère simplement qu’une fois son extradition accomplie, on aura le bon goût de ne pas le mettre dans la même cellule que Manson.
Et puis une dernière chose : nous sommes tous des juifs polonais cinéastes.
Même vous.

L'Empire du bien

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Novembre 2009 · N°17

Article extrait du Magazine Causeur



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