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Keynes, prix Nobel d’économie


Keynes, prix Nobel d’économie

C‘est ce qu’on appelle sentir le vent tourner. À l’heure où gouvernements et banques centrales tentent de sauver les marchés de l’auto-destruction, le choix d’un « néo-keynésien à grande gueule » comme lauréat du Nobel d’économie révèle un certain talent pour les adaptations rapides à l’air du temps. Il faut préciser que contrairement à ses aînés, le Nobel d’économie est, depuis 1968, décerné par la Sveriges Riksbanks, la banque centrale suédoise. En 1976, elle avait attribué cette haute distinction à Milton Friedman, prophète de la non-intervention et de la religion libérale, annonçant en quelque sorte la fin de l’ère keynésienne et l’avènement du thatchéro-reaganisme…

Paul Krugman, le lauréat 2008, n’est pas le seul à avoir critiqué les dérives de la politique sociale et économique américaine. Mais sa notoriété d’universitaire et ses chroniques au vitriol publiées dans les journaux les plus prestigieux (Forbes, The Economist, The New York Times) en faisaient l’incarnation idéale du virage anti-Friedman. C’est bien dans ce sens qu’il faut interpréter ce prix.

Selon le communiqué des jurés, Krugman a été récompensé pour ses travaux sur le commerce international et la localisation de l’activité économique. Raison de plus de se réjouir : ce sujet-là devrait nous préoccuper tout autant, sinon plus, que l’actuelle crise financière. C’est donc un signal encourageant que nous envoie Stockholm, à un petit bémol près : les positions du lauréat sont parfois ambiguës. Ainsi, ses prises de positions sur l’ALENA (accord de libre-échange nord-américain) montrent que, selon lui, il n’existe qu’une seule alternative dans ce domaine : le libre-échange ou bien le protectionnisme. Or, c’est précisément ce couple infernal qui bloque toute solution négociée, toute dynamique capable de prendre en compte les particularités de différents contextes. Résultat : une rigidité idéologique persistante qui fige les rapports Nord-Sud, au risque d’enfoncer un peu plus le tiers-monde dans l’abîme et d’y replonger les pays émergents.

Krugman constate que lorsqu’un pays comme les Etats-Unis importe du tiers-monde des produits manufacturés à forte intensité de main-d’œuvre au lieu de les produire lui-même, le résultat est une pression sur les salaires des ouvriers américains (surtout les moins qualifiés). Mais, en même temps, selon son analyse, si les États-Unis décidaient de limiter ces importations pour protéger leurs emplois et salaires, il est probable que d’autres pays riches s’inspireraient de cet exemple, ce qui se solderait par la fermeture de l’accès des nations pauvres aux marchés mondiaux, donc leur effondrement économique et social.

Le problème avec cette thèse séduisante, c’est qu’elle néglige quelques points cruciaux : il ne s’agit plus seulement d’une histoire de salaires d’OS ou de smicards : il y a longtemps que les diplômés ne sont plus à l’abri des aléas. Certes, le taux de chômage demeure inversement proportionnel au niveau d’études, mais on voit bien que les salaires des cadres, de la maîtrise et des ouvriers qualifiés souffrent d’une érosion durable. La raison en est simple : la Chine, l’Inde et la Corée d’aujourd’hui exportent bien plus que des t-shirts ou des canetons en plastique : leurs ingénieurs, informaticiens et techniciens exercent, eux aussi, une pression sur les salaires des leurs homologues occidentaux. Le libre-échange, il faut l’admettre, a eu pour effet une baisse généralisée des salaires, que ne compensent que partiellement le crédit aux ménages et la baisse significative des prix d’un grand nombre de produits.

Quant à l’argument selon lequel un prétendu protectionnisme risquerait de pousser les pays pauvres à la ruine, les choses semblent un peu plus compliquées. Comme l’avait démontré Jonathan Tasini, ce sont souvent les pays les plus faibles qui payent les pots cassés du libre-échange. Dans le cas du Bangladesh, analysé par Tasini, l’annulation des quotas d’importation risque de causer une délocalisation massive d’emplois vers des pays comme la Chine, où le coût de production est encore plus bas. Le dogme d’une concurrence mondiale principalement basée sur les salaires a montré ses limites, et l’une des premières leçons à tirer de l’échec de cette doctrine c’est que la division du monde entre pays pauvres et pays développés a vécu. Le Bangladesh, le Venezuela et le Bénin ne peuvent pas être mis dans le même panier. La bipolarité économique est donc caduque, aussi bien que la vision manichéenne qui n’admet le choix qu’entre libre-échange et protectionnisme.

La nobelisation de Paul Krugman est peut-être le signe avant-coureur d’une nouvelle ère, non seulement de la pensée économique mais aussi de sa pratique, où elle pourrait redevenir ce qu’elle était au temps de Smith, Ricardo et Say : l’Economie politique. Dans le réel, les situations « ou/ou », « avec ou contre nous » sont assez rares et il s’agit souvent de subterfuges propagandistes. C’est donc aux Etats de définir, pour chaque situation, quel est le meilleur équilibre entre libre-échange et protectionnisme. Cela s’appelle tout simplement une politique douanière. Et, plus largement, une politique économique.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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