Juifs de France: le double désarroi


Juifs de France: le double désarroi
(Photo : SIPA.AP21844560_000001)

La cuvée printemps 2016 de Tenou’a (« mouvement » en français), c’est d’abord un paradoxe. Au début du magazine est publiée une étude, comme un air de déjà-vu malheureux, où l’on retrouve le même sentiment d’insécurité ressenti par une grande partie des juifs de France, lequel s’accompagne de chiffres prégnants qui illustrent un profond ancrage des préjugés les concernant au sein de la société. Ainsi, ce sondage, réalisé par l’institut Ipsos à la demande de la Fondation du judaïsme français, nous apprend que 53% des personnes interrogées pensent que les juifs « sont plus attachés à Israël qu’à la France », que 59% estiment que « les juifs ont une responsabilité dans la montée de l’antisémitisme » ou encore que 69% des juifs « éprouvent des craintes pour leur sécurité ». Publiée fin janvier dans le Journal du Dimanche, l’étude a provoqué l’indignation de plusieurs responsables politiques et de nombreux internautes, qui dénonçaient le caractère anxiogène et stigmatisant de la méthode. En s’arrêtant là, on pourrait s’attendre à ce que les pages suivantes soient consacrées à l’Agence juive, vantant ses moyens d’intégration en Terre promise ou bien aux discours post-Merah et post-HyperCacher de Bibi Netanyahu, qui appelait les juifs meurtris à rejoindre « leur foyer ». Sauf que ce n’est pas le cas. En réalité, la suite est un recueil de vingt-cinq lettres de « gens du Livre » à destination de la France, leur foyer. Qu’ils (ou elles) soient rabbins, philosophe, professeur, blogueur ou psychanalyste, chacun se livre à Marianne ; non pas pour lui parler de leur peur et leur mal-être en France, comme le sondage pourrait prêter à penser, mais pour lui exprimer aussi bien leur gratitude que leur désarroi, leur amour que leur déception.

Terre d’accueil et de culture

Dans ces lignes, point de prosélytisme ni d’appel à l’alyah. Les références religieuses n’en sont néanmoins pas absentes ; le célèbre rabbin Rachi de Troyes, qui vécut au XIe siècle, y est abondamment cité. Ce dernier fut l’un des premiers théologiens à commenter la Bible en français alors que l’hébreu et l’araméen étaient largement plébiscités par ses pairs à l’époque. Symbole d’une certaine émancipation de la langue française vis-à-vis de ses racines latines, l’apport culturel de Rashi reste une fierté pour la communauté juive de France.

L’attachement des auteurs à la France s’en ressent d’autant plus en sachant que les juifs y furent reconnus citoyens à part entière au lendemain de la Révolution, en 1791. C’est cet événement majeur qui a, en partie, contribué à la création d’une importante communauté juive française, dont le territoire fit office de refuge pour les juifs d’Europe de l’Est puis pour ceux d’Afrique du Nord. Et c’est l’histoire personnelle des différents auteurs qui les relie d’autant plus à la France, malgré la Shoah, puis la création d’Israël, pourtant érigée en nation protectrice des juifs du monde.

Patrick Chasquès, le directeur général de la Fondation du judaïsme français, en fournit l’exemple le plus parlant : « Mes parents sont devenus français après la guerre. A l’époque, notre nom était, m’a-t-on dit, imprononçable. On l’a donc francisé quand j’avais 6 ans. » Accepter de changer son patronyme et donc, de perdre une partie de son identité personnelle au profit d’une identité nationale, n’est-ce pas le signe d’une volonté d’intégration sans égal de ces juifs, meurtris par la Shoah, dans un pays qui a pourtant collaboré à leur extermination quasi-totale ? Votre serviteur en sait quelque chose. L’histoire de mon grand-père qui, après avoir échappé à la Catastrophe, décida de revenir dans ce pays qui l’a vu naître puis de franciser son nom à l’aune des années 1960 dans une volonté d’assimilation, ne peut que servir cette idée. Bien que cela soit aussi lié au poids d’un antisémitisme persistant dans la France de l’après-guerre.

La place culturelle et linguistique de la France dans l’Histoire y est aussi sans doute pour beaucoup dans ces décisions. « Nous autres juifs, gens du livre que les mauvaises langues appelaient autrefois colporteurs, faisons circuler depuis mille ans sur votre sol et dans le monde, ce que la France a de meilleur : une culture incarnée dans une langue, le français », écrit Rosie Pinhas-Delpuech, écrivain et traductrice, qui place Rachi comme point de départ de ce processus. C’est un amour inconditionnel porté à la littérature française qui ressort d’un grand nombre de ces correspondances : Hugo, Aragon, Zola, Proust, Pascal, Racine – et bien d’autres – y sont cités à foison. Bien que l’attachement de ces juifs à Israël se ressente dans bon nombres de ces textes, la proéminence de la culture française dans la vie de ces personnes semble prendre le pas sur l’attachement idéologique lié à la Terre promise.

Un certain judaïsme à la française

La multitude de départs des juifs français pour Israël soulève bien des questions, à commencer par celle portant sur la place des juifs en France. A la lecture de ces vingt-cinq lettres, l’on ressent un profond sentiment d’appartenance à la France et aux valeurs qu’elle véhicule. Même les textes les plus critiques témoignent d’une certaine singularité d’un judaïsme à la française. Noémie Benchimol, normalienne en philosophie partie habiter en Israël, le résume en une phrase : « Qu’ils me pardonnent de prier tous les jours, en hébreu, à Jérusalem, un Dieu dont je veux qu’on puisse le blasphémer librement, le dessiner chiant, pétant et pleurant. » Voilà. Rester chevillé aux notions de laïcité et de liberté d’expression chères au peuple tout en pratiquant son culte, c’est ça le judaïsme à la française. Francis Lentschner, le président de Tenou’a, suit un raisonnement similaire : « Jamais je n’ai eu le sentiment que ma pratique religieuse pouvait être en contradiction avec le principe de laïcité tel que défini dans la loi de 1905. »

Mais là où cette singularité s’en ressent le plus, c’est lorsque la notion de peuple est abordée. Pas le juif, le français. Soyons sincère, son état n’est pas fameux ; mais à chaque fois qu’ils l’évoquent, ces juifs se sentent concernés et se retrouvent face aux mêmes questionnements que leurs compatriotes non-juifs. Ce n’est pas une société disparate, comme on pourrait l’observer aux Etats-Unis, où le communautarisme est la règle et où, même s’il existe un sentiment d’appartenance aux Etats-Unis, chacun a droit à son « block ». Chez nous, le peuple, souvent léthargique, se réveille parfois, quand ça va mal. Comme un certain 11 janvier. « Il faisait bon en être et on sentait la France dans ce qu’elle a de meilleur (…) L’espace d’une journée, il y eut un sursaut. Puis le désarroi est revenu », écrit Salomon Malka, journaliste et écrivain. Le président de l’Union libérale israélite de France, Jean-François Bensahel, estime de son côté que « nous ne savons plus ce que c’est d’être un peuple. Nous ne pouvons plus nous imaginer comme tel. Nous versons incoerciblement dans le populisme et ses dérives dangereuses. »

Le parallèle saute aux yeux : quand les Français s’interrogent sur leur identité, sur la spécificité de la France, les Français juifs en rajoutent une interrogation sur la dimension juive de leur identité. Le judaïsme français, appuyé sur la plus grande communauté juive de l’Europe, ne peut pas échapper à un sentiment de déclin. Entre les deux grands centres juifs que sont les Etats-Unis et Israël, quelle est la place, quelle est la contribution spécifiquement française ? Existe-il une « école française » dans l’interprétation de la Halakha, la « Loi juive » ? Comment faire face à l’offre abondante – pour les orthodoxes aussi bien que pour ceux qui ne vont pas à la synagogue –  proposée par Israël et les Etats-Unis, deux pôles du judaïsme contemporain où il y a beaucoup de façons de vivre son appartenance ? La langue d’un Rachi du XXIe siècle ne serait-elle pas l’hébreu ou l’anglais plutôt que le français ? Comme leurs compatriotes non-juifs, les Français juifs sont fiers d’un passé riche et glorieux nourri à la fois des traditions de l’Afrique du Nord et de l’Europe de l’Est autant que celles typiquement françaises, et ils ne peuvent que constater leur statut actuel de ci-devant puissance…

Ces constats montrent qu’ils ne restent pas insensibles à la situation générale, ni focalisés sur le sort de leur propre communauté. Sauront-ils faire des spécificités françaises – ce qu’on appelle la laïcité, la tradition de liberté et d’émancipation, la culture – conjugués à l’unicité de la communauté juive française (le fait par exemple que ses membres soient issus d’Afrique du Nord comme des contrées « ashkénazes », sans que cela ne crée de tensions aussi fortes qu’en Israël) quelque chose d’original qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qui enrichira et la France et le judaïsme ? Voilà le défi insinué par les diverses réflexions de ce numéro riche et intéressant de Tenou’a.



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