Mauvaise grâce


Mauvaise grâce

Comment, lorsqu’on est chef de l’État, échapper à la singularité de la fonction ? Comment faire pour demeurer un « président normal » ? Telle est l’une des questions que pose l’affaire Jacqueline Sauvage, du nom de cette sexagénaire condamnée par deux cours d’assises successives pour le meurtre de son mari, mais graciée le 31 janvier dernier par le président Hollande.

Prévu à l’article 17 de la constitution de 1958, le droit de grâce est en effet l’une des dispositions les moins « républicaines » – ou si on préfère, les plus monarchiques – de notre Ve République. Ce droit, dit de « rémission », en ce qu’il permet au chef de l’État de remettre tout ou partie de sa peine à une personne condamnée, remonte à l’époque où le roi, « lieutenant de Dieu sur terre », était à la fois souverain et source de justice : et par conséquent, libre de réformer, au nom de la Justice, les effets de décisions prises par les juridictions pénales.

Cette dimension monarchique avait d’ailleurs conduit la Révolution à supprimer le droit de grâce – en vertu d’un décret pris par l’Assemblée constituante quelques jours  avant la fuite à Varennes, le 4 juin 1791. Tout aussi logiquement, ce droit est absent des constitutions républicaines de l’An I et de l’An III, mais il est rétabli par le Premier consul en 1802 – ce qui, notait Adolphe Thiers, revenait à « assimiler autant que possible son autorité à celle de la royauté »[1. A. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Paulin, 1845, t. III, p. 540.]. Par la suite, si on le retrouve dans les constitutions de la IIe ou de la IVe République, c’est de façon encadrée et dépersonnalisée, puisque le président l’exerce après avis du Conseil d’État dans la première, et « au sein du Conseil supérieur de la magistrature » dans la seconde. Un exercice collégial censé retirer à ce droit son caractère monarchique.

Mais en 1958, les constituants de la Ve République entendent rompre avec cette logique : ils reviennent alors, avec l’article 17, à un exercice personnel et, en fait, discrétionnaire du droit de grâce. À l’époque, lors de l’élaboration de la Constitution, ce retour irrite les représentants de l’autorité judiciaire, qui accusent « cette novation » d’être en réalité une régression qui ramènerait l’État « très haut dans l’évolution historique »[2. M Chazelle, Comité consultatif constitutionnel, 31 juillet 1958.]. Du côté gaulliste, en revanche, on se félicite de cette personnalisation, qui correspond au fait que « le chef de l’État n’est responsable de l’exercice du droit de grâce que devant sa conscience et devant Dieu (s’il y croit) »[3. Fr. Luchaire, Comité interministériel, 30 juin 1958.].

Le droit de grâce, en ce qu’il remet en cause les conséquences d’une décision juridictionnelle parfaitement régulière, se situe de fait dans la plus totale anormalité. Dans le dérogatoire absolu : ce que conforte encore le fait que le décret de grâce n’est pas publié au Journal officiel, comme s’il devait rester secret, et que sa légalité n’est pas susceptible d’être contestée devant le juge administratif. Une fois pris, le décret de grâce est définitif. Incontestable.

Hollande aurait pu détourner le regard mais…

Voilà pourquoi François Hollande, qui durant des années avait réclamé l’institution d’un « président citoyen » et vilipendé les « dérives monarchiques » de la Vème, s’est toujours senti très mal à l’aise face à cette prérogative héritée des rois. Jusqu’ici, rappelle le site de l’Élysée, il ne l’avait utilisée « qu’une seule fois, en permettant une libération conditionnelle sans éteindre la peine » au profit de Philippe El Shennawy, le plus ancien détenu de France, incarcéré depuis 38 ans – ce qui ne portait qu’une atteinte minime à l’autorité judiciaire. Mais il en allait tout autrement dans le cas de Mme Sauvage – dont la condamnation définitive par la Cour d’assises du Loir-et-Cher était toute récente, puisqu’elle remontait au 3 décembre dernier. Gracier la condamnée revenait ainsi à remettre frontalement en cause les conséquences des jugements des deux Cours d’assises successives lui ayant infligé la peine.

À cet égard, le président Hollande aurait donc pu détourner pudiquement le regard – en se réclamant de la tradition républicaine, ou de la majesté de la loi, ou du respect de l’autorité judiciaire, ou de la séparation des pouvoirs, ou même du principe démocratique puisque le jugement avait été rendu par des jurys citoyens. Ce qui lui aurait permis, en refusant la grâce, de réendosser d’un seul coup le costume (deux-pièces) du « président normal », et du chef d’État droit dans ses bottes…

Sauf qu’à cette place et dans cette fonction, c’est cette (pseudo) normalité qui s’avère anormale. D’autant que, comme l’a montré l’expérience de la Révolution, la suppression du droit de grâce profite peut-être à l’institution judiciaire, mais jamais à la justice. Summum jus, summa injuria, dit un adage latin : le droit strict est strictement injuste, ainsi que le prouve d’ailleurs le cas de Mme Sauvage, cette dernière, si l’on s’en tenait à la loi, ne pouvant, malgré les décennies de souffrance infligées par un mari monstrueux, qu’être jugée coupable, et punie en conséquence. Du reste, dans ce jeu à fronts renversés, il est cocasse de constater que les plus farouches adversaires de la monarchie républicaine, comme Jean-Luc Mélenchon, étaient en tête de ceux qui réclamaient à cor et à cri la grâce de Jacqueline Sauvage.

Et c’est ainsi que François Hollande céda – sans que l’on puisse savoir à quoi, ou à qui : à la pression des comités de soutien, des médias et des 400 000 signatures lui demandant d’agir ainsi ? Ou à la logique monarchique de sa fonction de chef de l’Etat ? Pourtant, s’il y céda, ce fut de mauvaise grâce, non sans hésitations ni réticences avouées : vorei e non vorei… C’est ce qu’indique la communication publiée par l’Élysée, où le président déclare avoir voulu faire face « à une situation humaine exceptionnelle »– comme si une grâce pouvait répondre à autre chose. Et où il conclut (on imagine son demi sourire en dictant cette apostille) n’avoir agi que « dans le respect de l’autorité judiciaire » – alors que la grâce est par définition le moyen ultime de passer, au nom de la justice, par-dessus les limites, les blocages, les pesanteurs inhérents à cette autorité judiciaire.

Ce qui s’appelle se payer de mots, quand bien même ceux-ci ne trompent personne. Et qu’ils confirment que, même lorsqu’ils prennent de bonnes décisions, certains politiques demeurent toujours un peu à côté, ou en dessous, de leur fonction.



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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