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Folles de corrida


Folles de corrida

Nous avons aujourd’hui, en Occident, les idées suffisamment larges pour laisser des hommes exhiber à la foule leurs parties charnues sous un collant moulant sans que les dieux n’exigent en retour le sacrifice expiatoire d’un taureau.

Que Marc Cohen me pardonne. Mais tous les psychanalystes vous le diront et Markus Pftizer, mon coiffeur, l’explique comme nul autre : la tauromachie est un truc de folles honteuses. On ne veut pas avouer à maman ses inclinations et l’on se retrouve le dimanche après-midi à faire son intéressante dans une arène, quand d’autres, qui ont fait leur coming out, miment sans scrupule ce que les anciens Grecs dessinaient au fond de leur assiette.

Il faut avouer que cela ne trompe personne, ces hommes qui tiennent le moule-burnes comme le nec plus ultra de l’art vestimentaire et pensent rassurer leur mère éplorée en enquiquinant le bovidé. Victoire de l’homme sur l’animal ? Tu parles ! A ce compte, un éleveur de poulets, qui en zigouille vingt mille à l’heure, est assurément plus viril que ces tapettes costumées qui passent le plus clair de leur temps à exciter du veau dans une arène.

La maman du matador, elle, n’est pas dupe.
– Paquito, dit-elle en faisant mijoter un bœuf mironton sur le fourneau, tu as quarante-cinq ans et tu n’es pas encore marié ? Ton père et moi, nous nous posons des questions. Arrête de jouer avec mon tube de rouge à lèvres.
Mamacita, c’est que je n’ai pas encore trouvé la bonne.
– Oui, oui, tu dis toujours ça. En attendant, tâter de la queue et des oreilles tous les dimanches, nous avons peur que cela ne te donne un jour des idées. Et puis, d’ailleurs, le bœuf, nous on en a marre ! On veut manger du poisson !

Et le dimanche suivant, on retrouve Paquito à moitié dévoré par le grand requin blanc qu’il essayait de toréer à l’Aquarium municipal de Barcelone. Olé.

Que toréadors, picadors et matadors soient gays ne me dérange pas – chacun sa vie. Ce qui me gêne c’est la façon dont ils justifient leurs penchants : « La corrida, c’est dans notre culture. » Oui, et alors ? Qu’ils lisent (ou plutôt qu’ils se fassent lire à voix lente) l’article que Thomas Mann écrivait en septembre 1914 dans la Neue Rundschau : « La culture peut inclure des oracles, la magie, la pédérastie, des sacrifices humains, des cultes orgiastiques, l’inquisition, des autodafés, des danses rituelles, de la sorcellerie, et toute espèce de cruauté. » Au prétexte que cela ait fait partie de la culture occidentale, vais-je aller ramasser des fagots de bois, monter un bûcher et brûler deux ou trois sorcières, allumer cinq ou six vierges, parce que cela me chante ? Evidemment que non. Ou alors discrètement – et certainement pas dans une arène.

De même, faire remonter la corrida à la Grèce ancienne, au culte de Mithra, aux jeux du Cirque voire à la Préhistoire n’est qu’une bonne grosse supercherie : ce que le toréador moyen connaît de la mythologie, il ne l’a pas découvert chez Apollodore[1. Le Pseudo-Apollodore est l’auteur, au Ier siècle ap. J.C. de La Bibliothèque, une compilation de textes mythologiques.] ni chez Dürrenmatt[2. Dans son roman Minotaurus, publié en 1985, Friedrich Dürrenmatt nous présente un Minotaure charmant et sensible, tandis que Thésée nous apparaît comme un criminel sanguinaire.] mais en déchiffrant les étiquettes des canettes de Red Bull.

L’argument culturel étant une molle banderille, on voit alors nos aficionados frapper à l’huis d’Antonin Artaud et d’Aristote (ils ne sont pas en couple, mais simples colocataires) pour vous porter l’estocade : « La corrida, disent-ils, est un théâtre de la cruauté. Elle met en scène les passions humaines et, par sa dramaturgie, présente les vertus de la catharsis. » Certes. Mais, catharsis pour catharsis, il serait préférable – tous les Romains vous le diront – de trucider de vrais chrétiens dans l’arène et de laisser les taureaux à leur principale distraction : honorer bobonne en regardant passer les trains.

Et puis, la corrida reste une affaire de bobos. De bobos XIXe (siècle pas arrondissement), mais de bobos quand même : si elle s’est développée en Espagne au XVIIIe, il a fallu en France attendre Napoléon III pour que les plus impériaux crétins que comptait l’époque tentent de rentrer dans les grâces d’Eugénie de Montijo en devenant, comme elle, de passionnés aficionados. La mode était alors aux espagnolades et les Français un peu sensés s’opposaient farouchement à la corrida, à l’instar de Victor Hugo, de Léon Bloy, de Henri de Rochefort ou d’Octave Mirbeau.

Ils n’étaient pas des protecteurs de la cause animale. Le taureau, ils l’aimaient en steak saignant et l’on se souvient de l’appétit ogresque d’un Hugo criant : « Un Chateaubriand ou rien. » Ils connaissaient simplement le onzième Commandement, celui qu’un jour un paysan hébreu griffonna sur les tables de la Loi pendant que Moïse était occupé à regarder Isaac toréer un veau d’or : « Tu ne joueras pas avec la nourriture. »

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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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