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Depardon sans façon


Depardon sans façon
Photo : Philippe Leroyer
Photo : Philippe Leroyer

Le vide de l’esplanade de la Bibliothèque François Mitterrand est comme un avant-goût de celui que l’on retrouve dans les 36 photographies en couleur de Raymond Depardon exposées jusqu’au 9 janvier 2011 à la BNF sous le titre La France de Raymond Depardon.

Cela dit, on ne peut pas faire l’étonné. On était prévenu. Depardon l’a dit. C’est volontairement qu’il n’a pas photographié les gens. Il a ressenti « l’urgence de photographier la France », mais … sans les Français ! Les Français, il les a déjà faits s’explique-t-il. Quelle justification étrange ! Depardon semble enfermer les Français dans une catégorie limitée et fixe, insensible aux changements. Les Français seraient un sujet épuisable. Leurs mœurs n’évolueraient jamais. En photographier quelques-uns à un moment donné et dans un certain contexte reviendrait à les photographier tous. Les Français, un sujet bouclé ou un sujet trop polémique. Tirer le portrait des Français, l’exposition aurait, sans doute, pris des airs d’identité nationale, n’est-ce pas ?

Une France morte

Non, au moins avec la France qu’il photographie, cette France esseulée, reculée, vidée de ses habitants et donc finalement complètement anonyme, il ne prend pas de risque ni politique ni esthétique. La France de Depardon, ce n’est ni la France des villes ni la France des campagnes, c’est la France de l’entre deux, celle des ronds-points et des plates-bandes, celle des petits commerces et des bar-tabac, une France vétuste, une France morte. Pour les commentateurs admiratifs, c’est la France anti-cliché, (un comble pour un photographe !), la France authentique parce que c’est celle qu’on croît connaître mais qu’on ne voit jamais. Pourtant à regarder ces chalets qui se détachent des montagnes alpines sans âme qui vive, on a plus l’impression d’être devant une carte postale que devant une photographie.

Et puis tout de même, toutes ces boucheries, ces charcuteries, ces bistros, ces tabacs, ces salons de coiffure, que Depardon photographie, avec complaisance, dans les différentes régions qu’il traverse au volant de sa caravane, qu’est ce qu’ils disent de la France ?
« Ils révèlent notre patrimoine !» rétorquent certains, comme si la France se réduisait à ces petits commerces. Mais si Depardon voulait photographier une France muette, pourquoi avoir exclu la France des ruines médiévales et des jardins à la française, des châteaux et des églises, des vieilles rues et des places de village ? Où sont donc la France historique, la France artistique et la France moderne ? Nulle part. L’œil de Depardon ne raconte rien parce qu’il ne révèle rien.

A la recherche de l’espace vécu

Mais les mots du photographe disent, bien entendu, le contraire. Ses commentaires qui ornent les murs de l’exposition contredisent ses photos.
Depardon prétend photographier « l’espace public » qu’il définit, à juste titre, comme
« l’espace vécu ». Mais où est donc la vie dans ses photos ? L’espace public n’est-il pas cet espace qui ne peut exister que parce qu’il s’actualise dans l’apparition continue des gens qui agissent et parlent ensemble ?

Or, Depardon a photographié des lieux vidés de ses habitants, dont aucune atmosphère ne se dégage, dont aucune scène de vie n’anime le paysage et où aucune âme ne se dévoile. Ces lieux sont des non-lieux parce qu’aussi criardes que puissent être leurs couleurs, ces bars et autres commerces sont, en réalité, identiques et donc interchangeables.
Ces lieux ne disent absolument rien de la France, puisqu’en photographiant cette France sans visage, Depardon s’est privé de la vie quotidienne où, au sein du familier, surgissent des attitudes inattendues et des gestes insolites révélateurs de l’humeur du siècle.

Sans les vestiges qui témoignent du passé et sans la vie qui trésaille, le pouls de la France ne peut pas battre.
Pourtant, lors de son passage à l’émission de Ce soir ou jamais du lundi 4 octobre, Depardon a fini par avouer que ce qu’il trouvait beau en France, c’était une place de marché qui s’éveille au petit matin. Entièrement d’accord. Mais qu’est ce qui fait sa beauté si ce n’est cette vie qui se met en mouvement, cette vie qui est à fleur de peau, que l’on renifle à pleines narines et que l’on saisit à bras le corps ? Et dans ce formidable marché des couleurs et des odeurs, surgit sans prévenir une scène inattendue, cet « instant décisif », si cher à Cartier-Bresson, qui naît de la rencontre entre un angle de vue pertinent et une expression particulière.

Le marché aurait pu être un lieu propice pour capter l’esprit du temps à travers « son port, son regard et son sourire » comme Baudelaire dans le Peintre de la vie moderne, lorsqu’il définit les métamorphoses de la modernité fugitive et transitoire. Or, les marchés ne font pas partie des photographies de l’exposition de Depardon et sa France est finalement dépourvue d’époque. Les photographies de Depardon ne modifient pas notre vision du monde parce qu’elles n’apprennent pas à regarder mais à identifier. Dans cette exposition, l’art de révéler fait place à l’art de divertir.

Le jeu des devinettes…

Les spectateurs ne s’attardent pas devant les photos parce qu’ils ont le sentiment qu’un instant exceptionnel a été délivré de l’écoulement du temps. Ils s’attardent pour se prêter au jeu des devinettes. Les 36 photographies en couleurs exposées sur les murs d’une grande salle rectangulaire n’ont ni titre ni date. Et cet oubli est volontaire. Même si les spectateurs ont pris le catalogue qui renseigne sur le lieu où la photo a été prise, ils jouent le jeu. Ils s’amusent à essayer de deviner dans quelle région Depardon a pris telle ou telle photo. Il faut dire que le photographe a semé des indices, qui, d’ailleurs, se ressemblent tous.
D’après les plaques d’immatriculation, les panneaux d’indication, les titres des quotidiens régionaux, les publicités pour les animations locales et le type de pierre des maisons (pour l’indice le plus subtil), les spectateurs amusés tentent d’identifier le lieu, puis vont vérifier leurs réponses dans la pièce suivante, où les planches-contacts des 36 photos indiquent le véritable endroit. Ces réponses donnent lieu à toutes sortes d’évocations : souvenirs, histoire de famille, petites anecdotes que les gens se mettent spontanément à raconter, comme s’ils ressentaient le besoin de peupler le vide devant eux. Leur récit est une façon de s’approprier ce décor où rien ne se passe.

En réalité, tout est téléguidé par la scénographie. Dans des photos de Depardon, finalement, il n’y a pas que les Français qui sont absents mais l’art de la photographie aussi. Et si vous avez plus de dix-huit ans, allez plutôt voir Larry Clark !



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