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Le Yemen est-il sur le point de devenir un nouvel Afghanistan ? Notre photo : la vieille ville de Sana'a.
Le Yemen est-il sur le point de devenir un nouvel Afghanistan ?

Les navigateurs arabes qui nommèrent Bab-el-Mandeb (« porte de la lamentation ») le détroit séparant Djibouti du Yémen ont été bien inspirés. Mais si les compagnons de Sinbad craignaient les dangers relatifs à la navigation, leurs successeurs contemporains redoutent d’autres périls, beaucoup plus politiques. Large d’une trentaine de kilomètres dans son point le plus étroit, devenu une artère importante du commerce mondial, ce couloir souffre d’un voisinage exécrable. Si l’instabilité chronique en Ethiopie/Erythrée et le chaos en Somalie sont assez bien connus, la situation de l’autre rive, pourtant aussi préoccupante, l’est beaucoup moins. Relativement discrète sur la scène internationale, la République arabe du Yémen (la dernière fois que le grand public en a entendu parler, c’était après la catastrophe aérienne d’un avion de la Yemenia) commence à présenter d’inquiétantes similitudes avec l’Afghanistan.

Le dernier des nombreux conflits qui secouent le Yémen depuis des lustres dure depuis déjà cinq ans. Avec plus de 120 000 personnes déplacées et des milliers de morts depuis 2004, on peut difficilement qualifier la rivalité entre le régime d’Ali Abdullah Saleh et les rebelles zaïdites (une forme du chiisme) du Nord de conflit larvé. La dernière offensive du gouvernement contre les rebelles, lancée il y a quelques semaines, a fait au moins cent morts et les réfugiés se comptent par milliers. Il s’agit de toute évidence d’une escalade dans la violence d’une guerre civile sans fin. Pourtant, en 2008, à la suite d’un accord signé avec les rebelles, Saleh avait déclaré le conflit « terminé ». Mais les rebelles, paraît-il, ont profité de la trêve pour renforcer leurs positions et grignoter celles du gouvernement de Sanaa. Comme en Afghanistan, cela s’est traduit par la neutralisation de toutes les formes de présence souveraine du gouvernement dans la région.

Pour comprendre la situation, il faut oublier que le drapeau du Yémen est hissé devant le siège des Nations-Unies et faire abstraction de termes comme « Etat » ou « nation ». Derrière les appellations des XIXe, XXe et XXIe siècles se cachent des clivages bien plus anciens. Si l’on se contente des dépêches AFP, on peut croire que les rebelles du Nord et leur leader Abdul-Malik al-Houthi, qui se réclament du chiisme, sont des clients de l’Iran. Sauf que, d’une part, le président Saleh est zaïdite (et donc chiite) lui aussi, et que d’autre part, dans le passé, il avait aidé les rebelles du Nord, ses ennemis d’aujourd’hui, à s’organiser et à s’armer quand il avait besoin d’eux pour contrebalancer d’autres forces dont la menace semblait à l’époque plus imminente. Autant dire que l’hypothèse d’un conflit religieux n’est pas très pertinente.

Oublions donc idéologies et obédiences religieuses. C’est une tout autre appartenance qui anime le conflit, car avant d’être zaïdite, Abdul-Malik, le chef rebelle, est un membre imminent du clan d’al-Houthi. Fort d’un dense réseau d’alliances, ce clan domine le nord montagneux du Yémen, position officiellement reconnue par Sanaa qui avait signé avec lui la trêve de 2008. Mais, sur le fond, rien n’a changé. Depuis des années, les al-Houthi construisent un Etat dans l’Etat. Ils ont pris le contrôle des mosquées et des établissements scolaires et sapent systématiquement la présence de l’Etat en proposant des services publics parallèles.

La religion est, certes, un élément important de l’échiquier yéménite, mais elle ne sert ici que de moyen de mobilisation et de ciment pour assurer la cohésion d’une kyrielle de tribus. Officiellement, la rébellion « chiite » dirigée par Abdul-Malik al-Houthi souhaite rétablir au Yémen le régime des imams, évincé par une révolution républicaine en 1962. Dans la réalité, les tribus qui soutiennent les al-Houthi cherchent à réinstaller un système de gouvernance « à l’afghane », un réseau d’alliances entre potentats locaux plus ou moins autonomes. Dans le cadre d’un tel système politique, un « pouvoir central » ne pourrait rien espérer de mieux que le respect des apparences, autrement dit une soumission toute protocolaire, à condition de ne pas trop s’aventurer – ni d’entreprendre quoi que ce soit – en dehors de sa capitale.

Le président Ali Abdullah Saleh, 67 ans, qui se positionne comme l’homme providentiel garant de la stabilité, ne veut pourtant pas de ce « retour en arrière » vers le chaos tribalo-clanique. Cela pourrait non seulement remettre en cause son règne, mais plus encore celui de son fils, commandant en chef de la garde présidentielle – poste-clé, car les deux prédécesseurs de Saleh ont été assassinés. Les al-Houthi profitent sans doute de ce début de transition de pouvoir pour faire monter les enchères en provoquant une sorte de guerre de succession.

Malheureusement, ce genre de géopolitique de l’an Mil – guéguerre incessante entre baronnies – a une fâcheuse tendance à déborder en dehors des frontières. Comme en Afghanistan, en Somalie et, de plus en plus, au Pakistan, ces régions tribales quasi autonomes sont autant de terreaux fertiles pour le phénomène que l’on désigne, depuis le 11 septembre 2001, par le nom « Al-Qaïda ». Dans les zones d’ombre où se côtoient modernité et toute sorte d’archaïsmes se distille le mélange explosif des frustrations et de moyens d’actions sophistiqués. En octobre 2000, l’attaque contre le navire de guerre USS Cole au large du port d’Aden, qui a coûté la vie à 17 marins américains, a révélé le potentiel explosif de la situation au Yémen. Presque une décennie plus tard et malgré un bilan opérationnel impressionnant, les Etats-Unis ne sont pas au bout de leurs peines. L’affaiblissement de Saleh n’améliorera pas les choses.

Contrairement à la situation en « Afpak » (Afghanistan et Pakistan), les troubles que connaît le Yemen peuvent difficilement être imputés à une intolérable ingérence étrangère. Depuis des décennies, les grandes puissances ont laissé les Yéménites gérer leurs affaires. L’unification du Nord et du Sud en 1990, dont Saleh fut l’artisan, semblait être de bon augure, mais le bourbier yéménite reste à la fois dangereux et ingérable. Dans un entretien donné en juin 2008 au chef du bureau du New York Times à Beyrouth, le président Saleh a comparé la gouvernance du Yémen à une danse avec des serpents. Au début de la décennie, la CIA a dû descendre dans l’arène, mais son succès mitigé fait craindre que d’autres acteurs occidentaux soient aspirés par le tourbillon de cette valse infernale.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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