La fascination de l’accumulation


La fascination de l’accumulation
(Photo : DR)
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Autant vous le dire tout de suite : j’ai vu hier à la Criée, à Marseille, une remarquable mise en scène de l’AvareMarseille et les choses étant ce qu’elles sont, le spectacle nous arrive deux ans après sa création à Reims, dont le metteur en scène, Ludovic Lagarde, est le gourou attitré (et Laurent Poitrenaux, qui joue Harpagon, son premier disciple). Tant mieux : cela a permis aux acteurs d’insérer dans le cours de la pièce quelques actualisations bien senties.

Parce que cet Avare-là se passe ici et maintenant. Non, Harpagon n’est pas un broker londonien : il est l’argent qui amène à l’argent — l’argent pur, indépendamment de toute transaction sur des produits réels. La scène est tout entière jouée dans ce qui pourrait être un entrepôt, au milieu des caisses qui au gré des changements d’actes vont et viennent ; mais ce qui s’échange, le ressort, le sujet de la pièce, et de toute notre civilisation, c’est l’argent pur, l’argent qui fait de l’argent, l’argent thésaurisé, prêté à la Grèce ou à votre voisin, ou au fils de l’Avare, qui finira bien, si son père ne meurt « dans les huit mois », par recourir à la « poudre de succession » qui eut tant de succès pendant l’affaire des poisons. À la fin, Harpagon se revêt d’or, il s’y baigne, comme un Picsou non repentant — après tout, ce n’est pas par hasard que l’on parle de liquidités. On se souvient que Goldfinger, amoureux de son fétiche, faisait peindre en doré des gourgandines imprudentes. Là, le croyant de l’or se constitue lui-même en fétiche et plonge dans sa cassette. C’est très réussi.

Je ne suis pas forcément un grand amateur des mises en scènes actualisées. Quand Vitez montait Phèdre à Ivry ou le Misanthrope à Avignon, dans les années 70, il faisait évoluer sur scène des acteurs en costumes XVIIème, sur des parquets louis-quatorziens : faisant fi de la double historicité chère à Lukacs, il partait du principe que Racine ou Molière parlaient de leur époque. Mais comme toute lecture ajoute une historicité supplémentaire, Tartuffe (chez Mnouchkine) peut très bien parler de l’islamisme, et l’Avare de la fascination moderne et intemporelle pour l’argent, pour cette Europe financière qui ignore l’humain, pour ces banques qui ruinent tel ou tel pays pour augmenter leur cash — tout est dans l’accumulation, et presque plus rien dans la dépense.

D’ailleurs, non seulement Harpagon ne dépense rien (il est probablement constipé à vie), mais il interdit aux autres d’écouler quoi que ce soit — à commencer par ses enfants. Ni fric, ni sperme, ni cyprine. Tout doit être refoulé, englouti, enterré. En quoi une mise en scène de Molière est-elle « bonne » ? Parce que le public rit. On nous a gâché Poquelin depuis des décennies, à l’école, en en faisant un auteur à thèses — et en prétendant que l’opinion (on s’en fiche !) de l’auteur était dans ces Cléante toujours dans le juste milieu. Pas du tout ! Molière est excessif, parce que seul l’excès fait rire. Et c’est la pierre de touche de ce spectacle : le public est hilare. C’est une comédie, se sont dit Lagarde et sa troupe. Ils ont bien raison : faut que ça pète, que ça fuse, que ça virevolte !

Mes deux voisines — 15 ans, amenées là par leur prof de français, bêtes à bouffer du foin, accrochées tout le spectacle à leurs portables, comme si ce que leur textotaient Kevin ou Mourad avait une quelconque importance — n’ont rien compris, elles ricanaient à contretemps, après les autres, pour montrer leur participation inintelligente. Mais peu importe : le public dans l’ensemble s’est régalé, et a fait une ovation aux acteurs.

L’Avare de Molière, mise en scène de Ludovic Lagarde, au Théâtre de la Criée, jusqu’à demain dimanche 22 mai.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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