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Airbus : un mensonge européen


Airbus : un mensonge européen

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Le nouvel Airbus A350, dont le premier prototype s’est élevé dans le ciel de Toulouse le 14 juin pour son vol d’essai inaugural, est le cinquième rejeton d’une lignée désormais prolifique : duo A300 et A310, famille A320, duo A330 et A340, A380 et, maintenant, A350, que les fans d’aéronautique ont pu admirer en juin au Salon du Bourget. Il faut s’attendre à de nouveaux dithyrambes sur la glorieuse entreprise qui résiste au Goliath américain, et à un renouveau de la glose journalistique et politique sur « l’Europe qui gagne ».
Car Airbus a été placé, à son corps défendant, au service de la propagande européenne que nous connaissons bien. Qu’on se rappelle le premier vol de l’A380, le 27 avril 2005, un mois avant le référendum sur le traité « constitutionnel » européen : ce fut une kermesse des partisans du « oui ».  À la « une » du Figaro et de l’opuscule édité par le Medef pour la circonstance, des photos de l’appareil étaient rehaussées par un titre aux allures de slogan publicitaire : « Les ailes de l’Europe ». Le message, à peine subliminal, était : votez oui, vous ouvrirez la voie à d’autres succès qui assureront la prospérité et la force de l’Europe dans le monde[1. On a curieusement omis de commémorer le huitième anniversaire de ce vote, annulé par le traité de Lisbonne de 2007, dont Nicolas Sarkozy a été l’initiateur et François Hollande le complice] – ce qui signifiait a contrario que les électeurs nonistes seraient responsables de leur malheur et du nôtre.
C’était une contre-vérité. Si Airbus est un succès, c’est au contraire parce qu’il n’avait rien à voir avec l’usine à gaz bruxelloise, mais qu’il était et demeure un projet coopératif. Sa longue histoire le démontre.
Il est né à la fin des années 1960 de la volonté de trois hommes, deux Français et un Allemand. Le plus connu reste Henry Ziegler, ancien grand résistant[2. Il fut nommé chef des Forces aériennes françaises libres par le général de Gaulle.], mais aussi grand entrepreneur chez Breguet et à Sud-Aviation. Il réussit à faire adopter le principe du premier Airbus A300 par les gouvernements français et allemand[3. Mais pas l’anglais, pressenti, qui ne croyait pas à l’avenir du projet.], aidé dans cette tâche par un autre personnage important de l’aéronautique, l’allemand Félix Kraft. Son bébé avait été conçu par l’ingénieur Roger Béteille (qui a inauguré en octobre 2012 le hall d’assemblage de l’Airbus A350 qui porte son nom).
L’implication des États s’imposait parce que les fonds requis étaient trop importants pour être procurés par les banques. On imagina ainsi un dispositif original d’avances remboursables. Les États présents au capital du Groupement d’intérêt économique ouvraient les crédits nécessaires au développement du programme en contrepartie de royalties, versées en cas de succès. Airbus se situait ainsi à mi-chemin entre un programme d’armement pris en charge par les États et un programme commercial financé sur fonds privés.
Le général de Gaulle signa le premier le crédit ouvert par l’État français, en février 1969, tout juste deux mois avant de se retirer suite à l’échec dans les urnes de sa réforme constitutionnelle[4. Les deux référendums du 27 avril 1969 et du 29 mai 2005 offrent un contraste instructif sur la décadence de l’esprit public dans les élites françaises.]. Grâce aux crédits publics accordés des deux côtés du Rhin et aux commandes d’Air France et de Lufthansa, le projet s’est concrétisé après le premier vol du prototype le 28 octobre 1972 et son entrée en service deux ans plus tard. Doté d’une aile mieux dessinée, très fiable, le gros bimoteur A300 devait s’avérer moins coûteux à l’usage que ses concurrents américains triréacteurs fabriqués par Lockheed et Douglas. Mais le marché d’outre-Atlantique, de loin le plus important, restera fermé jusqu’à l’intervention d’un homme providentiel. Ancien chef de la mission lunaire Apollo 8, alors aux commandes de la grande compagnie Eastern Airlines, Frank Borman décide de se procurer quatre Airbus en location pour les tester sur ses lignes. Ayant vérifié leur ponctualité et la modestie de leur consommation, il peut alors passer la commande décisive qui ouvrira les cieux du monde aux appareils assemblés à Toulouse, décision qu’il commente par cette phrase : « L’Airbus a déjà l’aile du XXIe siècle » (enthousiasme quelque peu excessif quand on observe le profil complexe de la voilure du nouvel A350).[access capability= »lire_inedits »]
Ainsi furent assurés le succès et la rentabilité du premier programme : les États rentrèrent dans leurs fonds et bien au-delà, grâce aux 850 A300 et A310 livrés entre 1974 et 2007 ! Cette réussite pava la voie du programme, plus ambitieux encore, de la famille A320, dont plus de 5000 exemplaires sillonnent le ciel. Doté de commandes de vol électriques (toujours absentes des 737 livrés par Boeing) à l’initiative de Roger Béteille, qui se trouvait encore à la tête des programmes, l’A320 fut la première vraie pierre posée dans le jardin de l’aéronautique civile américaine. Grâce à lui, Airbus a délogé Boeing de ses innombrables chasses gardées dans le monde.
Il a aussi permis à deux pays de s’insérer dans le schéma coopératif. L’Angleterre a obtenu que la réalisation des ailes lui soit confiée et l’Espagne collabore à différentes parties des appareils. C’est donc un attelage à quatre qui soutient l’entreprise, tout en bénéficiant de ses activités, le principe de la coopération demeurant inchangé.
Le succès croissant du nouveau moyen-courrier, assorti du lancement de l’A330 et celui, plus symbolique, de l’A380, concurrent direct du 747, a fini par inquiéter Boeing, qui est intervenu à Washington pour engager une action politique contre Airbus. Cette action a abouti au dépôt d’une plainte à l’OMC, visant à obtenir l’abandon des avances remboursables accordées par les États, accusées de fausser la concurrence à l’avantage de l’avionneur franco-allemand. Quelque mal qu’on puisse en penser sur le fond, cette plainte américaine a l’immense mérite de dévoiler la nouvelle nature du projet européen, né sous la férule de Jacques Delors et de ses semblables. De fait, les Américains ont beau jeu de contester le soutien accordé par les États à Airbus, puisque ce soutien est contraire à la doctrine de la concurrence en vigueur au sein de l’Union.
Cette contradiction éclate ce jour de 2005 où le commissaire européen à la concurrence, Peter Mandelson, rencontre le secrétaire d’État au commerce de George W. Bush à Washington, afin d’aplanir le différend et d’obtenir le retrait de la plainte. L’Américain tient à son interlocuteur le propos suivant : « Nous ne vous demandons rien d’autre que de vous mettre en conformité avec vos propres règles qui vous interdisent de recourir à des aides publiques. » Peter Mandelson n’insiste pas.
Et pour cause. Les règles de concurrence, qu’il a la responsabilité d’appliquer, conjointement avec la Cour de justice de Luxembourg et les autorités nationales de la concurrence des États-membres, interdiraient de lancer le projet imaginé par Ziegler, Béteille et Kraft, dont on mesure aujourd’hui le soutien qu’il représente pour des économies en difficulté comme la française, l’anglaise ou l’espagnole[5. « On ne pourrait plus faire Airbus aujourd’hui » : Jacques Attali in « Quelle politique de la concurrence pour 2011 et au-delà », Revue Concurrences n°4, 2011.].
En matière de concurrence, l’Europe a, en trente ans, basculé de la doctrine au dogme, dans les trois domaines où ses règles s’imposent : la définition de l’abus de position dominante, le contrôle des concentrations et le contrôle des aides d’État qui concerne spécifiquement Airbus.
D’après les tables de la loi européennes, les aides constituent des infractions à la « concurrence loyale et non faussée » quand elles cumulent quatre critères : émaner de l’État, procurer un avantage à une entreprise, procurer cet avantage au détriment d’entreprises concurrentes, interférer dans les relations commerciales entre les États-membres. Or, Airbus remplit tous les critères, y compris le quatrième du fait que certaines entreprises européennes, italiennes en particulier, sont fournisseurs de Boeing. Les aides qui ont été accordées devraient faire l’objet d’une demande de remboursement par les autorités européennes aux États, du moins pour les programmes en cours, comme celui de l’A350. Mais ce serait un aveu immense sur la vraie nature de l’Europe telle qu’on l’a faite depuis le Marché unique[6. Le livre à lire : Le droit et la politique de la concurrence de l’Union européenne, par François Souty, Éditions Montchrestien 2013.].
Mes articles parus dans ces colonnes en ont choqué certains parce qu’ils mettaient en lumière la montée en puissance conjointe, en Allemagne, de l’industrie et de la volonté de puissance politique[7.  Voir « Bundesrepublik über alles », Causeur n°53, novembre 2012.]. Or, l’histoire récente de la coopération au sein d’Airbus, dont la France et l’Allemagne demeurent les principaux protagonistes, le démontre : le partenaire germanique est devenu exigeant, voire agressif.
Il est devenu exigeant quand, il y a douze ans, les Allemands sont venus trouver les Français pour obtenir une répartition du travail plus favorable à leur site de production. Prenant prétexte du fait que les gros porteurs sont finalement assemblés à Toulouse, à partir d’éléments fabriqués dans quatre pays, ils ont demandé à bénéficier de la montée en puissance du programme des Airbus de la famille A320. Alors que les 24 exemplaires produits mensuellement étaient répartis à égalité entre Toulouse et Hambourg, les Français ont fait droit à la demande allemande. Aujourd’hui, à la faveur de l’explosion du carnet de commandes, les chiffres sont de 12 pour Toulouse et de 28 pour Hambourg – auxquels s’ajoutent quatre exemplaires à Tian Jin en Chine. De sorte que lorsque le Président normal signe, sous le regard des caméras du village médiatique planétaire, une commande géante de 234 appareils pour la compagnie asiatique Lion Air, il souscrit à une production qui se développera à Hambourg, ainsi qu’à Mobile, ville de l’Alabama où Airbus édifie sa quatrième usine dédiée à l’A320 ! Sans doute considère-t-il que l’Allemagne manque d’industrie quand on souffre d’en avoir trop en France.
L’Allemagne est aussi devenue agressive. Le programme du nouvel A350 repose sur une aide répartie entre quatre États. La France, le Royaume-Uni et l’Espagne se sont acquittés de leur contribution à l’automne 2012, au mépris de leurs difficultés budgétaires. Mais on attend encore celle de la vertueuse Allemagne. Philip Rösler, ministre de l’Économie concerné, refuse de signer le virement de 600 millions d’euros, tant qu’une nouvelle répartition de la fabrication plus favorable au site allemand n’aura pas été consentie pars ses partenaires. Dans les milieux aéronautiques, on chuchote que les choses pourraient en rester là, sans que le versement soit effectué.
La grande aventure réussie d’Airbus, avec ses ingénieurs du monde entier, sa main-d’œuvre qualifiée européenne et son chef vendeur américain[8. John Leahy, officier de la Légion d’honneur, se fait agresser par ses compatriotes quand il retourne sur sa terre natale.], montre l’autre voie qu’aurait pu emprunter l’Europe, qu’elle pourrait encore emprunter si elle guérissait de sa folie intégratrice : celle d’une coopération systématique, méthodique, inscrite dans la longue durée, entre États souverains. Les pays européens pourraient, en s’inspirant du modèle Airbus, lancer de grands programmes, à l’horizon d’une génération, dans les domaines du photovoltaïque de l’éolien, de la biomasse ou des transports ferroviaires des marchandises en site propre, afin d’assurer leur sécurité et leur autonomie énergétique. Ces programmes ambitieux seraient encouragés par la création monétaire, aujourd’hui stérilisée par le système des banques commerciales. Imaginons l’autre Europe à laquelle nous convient les hommes et les femmes d’Airbus.[/access]

*Photo : Soleil

Eté 2013 #4

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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