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Au balcon de l’Histoire


La télé est la caméra de surveillance du monde et il est rassurant d’avoir, toujours à portée de regard, un de ces écrans allumés, comme ça, sans le son, juste pour vérifier de temps à autre que tout est normal dans les succursales de l’empire : je ne voudrais pas louper la dramaturgie de l’hyper-événement trouant le grillage de l’antenne ou d’une apocalypse débarquant en pleine « Roue de la fortune » ![access capability= »lire_inedits »]

Mais avec la prolifération des chaînes d’info permanente, on a vite fait de monter le son toutes les cinq minutes, de se laisser aguicher par les cent petits feuilletons qu’elles tricotent dans le quotidien et de finir la journée la tronche plus farcie qu’un vigile de supermarché dans la salle de contrôle ou avec le profil pervers d’un guetteur de drame.

Par contre, avec les révoltes arabes de la rentrée, culpabilité walou ! Je me suis adonné à l’événement sur canapé, d’abord avec la bonne conscience du citoyen qui fait son devoir, puis fasciné. J’allais en avoir pour le prix de mes paraboles !

Discrète et inattendue, la Tunisie dégaine la révolte plus vite que son ombre : le coup part. À peine Ben Ali et consorts ont-ils vidé les lieux que l’Égypte confirme une théorie de la contagion en rodage. Les journalistes ne se sentent plus de joie. De belles émeutes, même réprimées dans le sang, c’est autre chose que l’exotisme fatigué du Dakar, même délocalisé.

Al-Jazira, Al-Arabiya, CNN, les France 24, LCI, TV5, LCP, Euronews et autres BFM et I-Télé, pour la flopée proliférante des chaînes s’évertuant à fictionner l’information en épisodes et en saisons, c’est l’aubaine, une claque salutaire dans le dos de leurs antennes bègues et un grand coup de fouet sur le rythme hoquetant de leurs infos en flux. Les journalistes euphoriques peinent à trouver la componction minimale de rigueur pour annoncer les bilans des victimes. Les images des hauts faits des dernières heures montées et remontrées en boucle alternent avec les plateaux d’experts et les interviews dégotées à l’arrache au téléphone. Si la Tunisie, où le suspense tourne vite court avec le départ-éclair de Ben Ali, est traitée en fait divers, la perspective très prometteuse d’un embrasement généralisé du Proche-Orient nous propulse dans le fait d’univers.

On sent l’envie des présentateurs de voir la révolution dépasser le Proche-Orient pour gagner la Chine et le reste du monde…Vient alors la question posée avec le plus grand sérieux : quelle onde de choc risque-t-on à Paris ? L’ambiance est assurée au moins jusqu’au coming out de DSK! Mais derrière ces vœux sincères de contagion fiévreuse, on sent une vraie perplexité quant au sens profond de ses mouvements. À l’opposé d’une classe politique qui, le tempo des événements dans la peau, rivalise de finesse dans l’analyse et de pertinence dans la gestion diplomatique, les médias s’interrogent, invitant ici un dissident égyptien en exil, là un restaurateur tunisien très en vue qui a bien connu Bourguiba… La quête de sens est insatiable. On veut comprendre!

Il semble bien difficile d’admettre qu’un peuple assuré par la force implacable de la légitimité, servie par une maîtrise parfaite des outils technologiques du quotidien, doublée d’une connaissance intuitive aiguë de l’information et de ses relais atteigne une telle efficacité, sans préméditation, sans cadre idéologique ni véritable logistique militante. Quelle force occulte agit dans les replis de l’Histoire ? Porte-elle la barbe ? Qu’une jeune génération déterminée, née au cœur de la civilisation des images, élevée dans ses trames, exorcise ces drames[1. A Sidi Bouzid, l’immolation de Mohamed Bouazizi lance la révolte ; au Caire, c’est Khaled Saïd, battu à mort par des policiers, en juin, à la sortie d’un cybercafé, qui va fédérer la jeunesse qui occupera six mois plus tard la place Tahrir] depuis Facebook et précipite, avec ses portables et sa conscience d’être à l’antenne sur Al-Jazira et les écrans du monde, la chute d’un régime corrompu, rend perplexe (jalouse ?) une société notoirement plus riche et plus âgée, dont les jeunes très gâtés érigent sur les murs de leur Facebook, en summum de la subversion, l’invitation au prochain apéro géant.

Les reporters étrangers au Caire, contraints pour leur sécurité au repli dans les immeubles bordant Al-Tahrir, la place de la libération la plus célèbre du monde depuis la veille, finiront par louer des balcons pour y placer leurs caméras et envoyer dans le monde entier la même vue panoramique : plan large standard en surplomb pour un direct permanent sur la place que les commentaires, interviews et plateaux parisiens en vignette à l’écran ou en voix off n’interrompent désormais plus. Face à l’énormité des événements, les grandes chaînes généralistes bousculent, elles aussi, leurs grilles et sautent sur place, les chaînes thématiques rallient le ban comme elles peuvent, avec la recette fameuse des boulettes de viande à la cairote sur Frichti TV ou les mérites du pur-sang arabe, sa tête très typée et son port de queue relevé si caractéristiques pour Adada Channel !

Je n’ai pas souvenir d’un tel plan fixe, en direct, sur autant de chaînes différentes et pendant aussi longtemps (les trois jours qui précèdent le « vendredi du départ »[2. Le vendredi 4 février, jour de la prière]). Vous pouvez zapper ad lib, vous tombez sans cesse sur cette même diapo animée, nouvelle mire du PAF, la place où la focale mondiale s’est postée pour guetter l’Histoire en train d’accoucher.

Seuls quelques flashes d’info s’immiscent encore, pour rappeler à notre souvenir un monde gagné par la contagion de cette image universelle. En réquisitionnant l’attention planétaire, le peuple égyptien se dispense de l’arraisonnement de la télévision d’État et de la prise en force du Palais d’hiver. Un peuple résolu, adroit et vigilant pousse un dirigeant dépassé sur la place publique de l’opinion mondiale. Je suis le témoin donc l’acteur, au balcon de l’Histoire… de la révolution en mire.[/access]

Mars 2011 · N°33

Article extrait du Magazine Causeur



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