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Jean Ferrat : bilan globalement positif


Jean Ferrat : bilan globalement positif
Jean Ferrat est décédé samedi à l'âge de 79 ans.
Jean Ferrat est décédé samedi à l'âge de 79 ans.

Jean Ferrat est mort. Comme Léo Ferré avant lui. Louis Aragon va se sentir moins seul au paradis. Mais le monde des vivants perd encore un poète, et certainement l’une des dernières grandes figures de la chanson française, au panthéon de laquelle il rejoint Brel, Brassens, Gainsbourg et Nougaro. Oh, naturellement, Jean Ferrat était agaçant. Avec son cheveux blanc de patriarche, sa moustache détenant la vérité, et son regard qui pense. Ah, évidemment, Jean Ferrat était crispant. Avec son sens de l’engagement « de gauche », son ancrage baba-écolo dans l’Ardèche post-soixante-huitarde, son impeccable aura de sage (parfois plus philosophe que poète) au visage buriné par le « bien », son élégance un peu désuète de gentleman farmer et finalement son horripilant engagement communiste – que l’on se plaira à voir davantage comme une posture de pensée et de poésie le rapprochant d’Aragon, que comme une réelle fidélité doctrinale au « parti ».

Il était donc parfois pénible, Ferrat, mais son œuvre demeure. Sa poésie personnelle parfois, sa musique très souvent. Difficile d’écarter brutalement des chansons aussi emblématiques que La montagne (hymne écolo-rural à l’Ardèche des 60’s), Potemkine (chanson-spectacle qui cherche à rivaliser avec les images du grand Eisenstein, et n’échoue pas vraiment) ou encore Nuit et brouillard. Au-delà il y a aussi – et surtout – l’interprète des poèmes de Louis Aragon. L’auteur d’Aurélien doit évidemment beaucoup à Jean Ferrat, qui a permis de populariser son œuvre auprès du grand public. On mettra en exergue deux petits bijoux du genre… Aimer à perdre la raison et surtout Que serais-je sans toi ? Deux poèmes qui se répondent subtilement, et semblent suffire – à eux seuls – à dire toute la complexité du sentiment amoureux. « J’ai tout appris de toi, jusqu’au sens du frisson… Que serais-je sans toi ? Que ce balbutiement… J’ai tout appris de toi, comme on boit aux fontaines… Tu m’as pris la main dans cet enfer moderne… » Jean Ferrat sait habiller les vers du poète d’une mélodie sombre et nostalgique, soulignée par l’orgue électrique, rendant fidèlement tout ce qu’Aragon pouvait investir de profondeur en son texte. Jean Ferrat possédait donc le grand talent – et l’humilité touchante – de savoir s’effacer parfois devant la poésie des autres… délicatesse qui le rapprochait d’un Brassens mettant parfois en musique des poèmes de Paul Fort, Villon, Hugo ou – également – Aragon (pour son cafardeux Il n’y a pas d’amour heureux).

Comme après chaque décès de personnalité, les communiqués attristés fusent de toutes part ! Les hommages crépitent en feux d’artifice ! La furie médiatique de bienveillance et d’amour-rétrospectif fait déferler son tsunami mielleux sur les ondes. Prenons quelques exemples dans les dépêches Afp consécutives à l’annonce du décès du chanteur… Pascal Nègre, bien connu des adolescentes fans de la Star-Ac et patron de la maison de disques Universal, déclare à propos de sa poule aux œufs d’or moustachue : « Avec la disparition de Jean Ferrat, c’est un pan entier de la musique française qui disparaît. Je salue l’artiste, l’humaniste et le militant. » Et le money-maker, naturellement… Marie-Georges Buffet, pour le PCF, déclare : « C’était un compagnon, mais un compagnon qui restait très libre, qui avait un esprit critique, qui était très exigeant par rapport à ses compagnons communistes. C’est pour cela aussi que nous l’admirions tant, que nous avions tant d’amitié, de tendresse pour lui… » Demandons-nous un instant ce qu’un homme aussi délicat que Louis Aragon pourrait penser de cette ogresse inquiétante de la place du Colonel Fabien ?… et cherchons à savoir ce que cette dernière a pu comprendre de l’univers de Jean Ferrat… Hein ? En musique nous appelons ça un silence. La socialiste Martine Aubry, certainement arrachée à la longue léthargie onirique dans laquelle l’avait plongée la campagne des élections régionales, déclare tout de go : « Cet artiste passionné incarnait la difficile synthèse entre la révolte et l’idéal. Il était profondément engagé et aura tenté, sans jamais se lasser, de lutter contre toutes les formes de servitude (…) Il restera comme un militant infatigable de la justice sociale, qui n’a jamais renoncé à porter les valeurs de la gauche et à mener des combats émancipateurs. » Un sinistre morceau de prose horriblement sclérosé, rédigé certainement par un quelconque chargé de com stagiaire issu de Science Po et colleur d’affiche MJS absolument dénué de toute fantaisie.

Les grands noms de la droite n’ont pas été en reste. La moustache de Jean Ferrat n’a manifestement pas laissé indifférent François Fillon, premier ministre, dont la stricte raie à droite n’interdit pas les incursions dans la poésie gauchiste… « La voix chaude, tendre et persuasive de l’auteur de ‘La Montagne’ s’est tue. Sa mort est un deuil pour la chanson française et tous les artistes français, dont il était le maître incontesté. » Portez silencieusement le deuil, misérables petits Biolay, Bénabar et Delerm ! Par pitié…

Et Nicolas Sarkozy ? Car oui, c’est désormais l’époux d’une femme créative… Il ne pouvait s’empêcher de donner son avis sur la question… « Avec Jean Ferrat, c’est un grand nom de la chanson française qui disparaît. Chacun a en mémoire les mélodies inoubliables et les textes exigeants de ses chansons, qui continueront encore longtemps, par leur générosité, leur humanisme et leur poésie à transporter les âmes et les cœurs, à accompagner aussi les joies et les peines du quotidien. » On ne raillera pas, charitablement, la mièvrerie de la synthèse qui est ainsi faite de l’univers de Ferrat. C’est à croire que le président ait confondu ce poète avec Michel Sardou.

On taira élégamment cette saillie de Mireille Mathieu : « Jean Ferrat était l’un des mousquetaires de la chanson française. » On ignorera, aussi, bien d’autres faux hommages médiatiques au chanteur, comme celui du sombre facteur d’extrême-gauche Olivier Besancenot, osant : « Je salue la disparition d’un grand homme, d’un poète qui chantait l’amour comme la révolution, un militant résistant à l’air du temps. » On notera la méprise du petit foutriquet qui met l’amour sur le même plan que la politique politicienne. Lecture trop intrépide d’Aragon. L’amour dominant évidemment tout le reste ! Mais casquette poursuit, frondeur :  » Je lui avait dit à quel point, au début des années 1990, son album “La Jungle et le Zoo” avait compté dans mon parcours militant. » On imagine, sans malice, que cela avait du faire une belle jambe à Jean Ferrat ! Quant au MRAP, on l’entend déclarer : « Aujourd’hui, à l’heure où la parole raciste se libère jusqu’au plus haut niveau de l’État, la voix de Jean Ferrat continuera de raisonner pour interpeller les consciences. » Tristement les « interpeller » ou, plutôt, les… « enchanter » ?

Quasiment personne – ainsi – pour parler des chansons, des poèmes, des textes du poète… naturellement. Jean Ferrat est mort. Comme Léo Ferré avant lui. Louis Aragon va se sentir moins seul au paradis. Il faudra certainement quelques années, si ce n’est même quelques décennies, pour que l’on dresse le véritable bilan – globalement positif – de son art. Rien n’empêche, en attendant, de se (re)-plonger dans cette œuvre chantée de Jean Ferrat, dont le gauchisme militant ne nuit pas à la santé, et qui a quand même écrit de bien belles chansons…



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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