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Mourir pour Kiev?

Réponse à Elisabeth Lévy


Mourir pour Kiev?
Kiev, après des attaques russes, hier © Service/UPI/Shutterstock/SIPA

En soutenant les propos du général Mandon dans une de ses chroniques la semaine passée, notre directrice de la rédaction a donné à certains la désagréable impression de « sonner le clairon ».


Précision : le titre donné à la chronique de Melle Lévy (« Mourir pour Kiev ») n’a pas été choisi par elle, et se voulait un pastiche du célèbre « Faut-il mourir pour Dantzig ? » de Marcel Déat (1939). Elisabeth Lévy précisera sa position concernant la menace russe dans le prochain numéro du magazine, en vente mercredi prochain • La rédaction.

La nouvelle guerre froide idéologique s’organise ainsi : d’un côté les défenseurs d’Israël qui condamnent la Russie et son agression de l’Ukraine, de l’autre ceux qui comprennent le point de vue russe et qui condamnent Israël. Nonobstant nuances et précisions, il n’y a guère d’exceptions, on est d’un côté ou de l’autre. Elisabeth Lévy s’inscrit dans la première catégorie et elle défend, comme Causeur, une ligne très agressive à l’égard de la Russie. J’ai encore en mémoire un article délirant de Cyril Bennasar qui appelait à « aller casser la gueule » aux Russes.

Renouant avec la diplomatie brejnévienne, la Russie se pose en chef de file des défenseurs de la cause palestinienne, en tout cas elle en est le porte-parole au Conseil de sécurité. On comprend que, dans les circonstances actuelles, les soutiens d’Israël n’apprécient pas. Mais quand, comme c’est le cas d’Elisabeth Lévy, on est un patriote français, on ne peut pas faire du conflit du Proche-Orient son critère de jugement de la guerre d’Ukraine et de la position de la France à cet égard. Quelles que soient ses arrière-pensées, son appel, à la suite du général Mandon, à aller « mourir pour Kiev » doit être examiné en fonction, et uniquement en fonction, des intérêts de la France.

Scandinavie et pays baltes inquiets

La « menace russe » est aujourd’hui présentée de façon moins caricaturale qu’il y a quelques mois. L’armée russe n’a jamais dépassé l’Elbe (sauf à l’occasion de l’aller-retour de 1814, dans le cadre d’une grande coalition européenne), et elle ne le fera jamais pour d’évidentes raisons stratégiques. La menace est celle qui pèse sur les confins des anciens empires allemand et russe, et sur la Scandinavie. Ce n’est pas une nouveauté. L’affrontement de la Pologne et de la Lituanie avec la Russie dure depuis trois siècles et n’a cessé que par intermittence. Prolongé jusqu’à la « Guerre d’hiver » finno-soviétique, le face-à-face de la Suède avec la Russie a des racines historiques profondes, déterminées par l’enjeu du contrôle de la mer Baltique.

Or ces pays sont aujourd’hui liés à l’Europe occidentale et à la France par un système d’alliance (OTAN et UE) qui définirait un devoir de solidarité allant, si nécessaire, jusqu’à l’entrée en guerre. Il est permis d’en douter, ou plutôt de s’interroger sur la réalité et le sens de cette solidarité.

Rappelons d’abord que l’effectivité de l’article 5 de la charte de l’OTAN n’a jamais été testée et qu’en 1920 le Congrès des Etats-Unis, animé d’un Etat d’esprit plus proche de celui de Donald Trump que du président d’alors, Woodrow Wilson, a refusé de rejoindre la SDN pour ne pas avoir à ratifier un article   équivalent qui portait alors le numéro 11.

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Le titre de la chronique d’Elisabeth Levy, « Mourir pour Kiev » fait écho à celui de l’article de Marcel Déat publié en mai 1939, « Faut-il mourir pour Dantzig ? ». Alors que la garantie franco-britannique donnée à la Pologne avait affirmé notre devoir de solidarité, la question posée reçut une réponse ambigüe : on déclara la guerre et puis on ne la fit (presque) pas, avant de finalement la subir. La fière proclamation de la solidarité franco-polonaise n’a pas sauvé la Pologne du dépeçage. Ni en 1772-1795 (et Bonaparte n’a pas tenu sa promesse de rétablir la souveraineté polonaise), ni en 1939 (quand nous sommes restés l’arme au pied pendant que Hitler et Staline rejouaient la pièce du partage). Et comme l’a dit avec franchise Claude Cheysson lors de la loi martiale polonaise de 1981, « Naturellement nous ne ferons rien ». L’exception, qu’il faut relever, à l’impuissance française à traduire en actes sa solidarité avec le Pologne, c’est 1920, le « miracle de la Vistule », quand une solide délégation d’officiers français (mais sans forces combattantes) a aidé la jeune armée polonaise à s’organiser pour repousser l’Armée rouge parvenue aux portes de Varsovie.

La cause immédiate de la Seconde Guerre mondiale, a été le conflit germano-polonais autour de ce fameux corridor de Dantzig. C’était une création de la Conférence de Versailles chargée d’organiser le rabotage de l’empire allemand et le démembrement de l’empire austro-hongrois (la même qui a créé une Tchécoslovaquie avec 3 millions d’Allemands à l’intérieur de ses frontières). Il séparait la Prusse occidentale de la Prusse orientale pour offrir un accès à la mer au nouvel Etat polonais.  On peut épiloguer sur les causes profondes de la guerre, sur l’expansionnisme hitlérien, il n’en demeure pas moins que les occasions des deux agressions qui ont déclenché la guerre, les Sudètes et Dantzig, ont été créées par les défauts d’un traité qui se souciait plus de la morale, du droit de peuples, que du réalisme géopolitique.

Vers le gouffre ?

Aujourd’hui la réalité géopolitique de l’Europe à laquelle la France est confrontée n’est plus la même. Du fait des grands nettoyages ethniques de 1942-45, la question des minorités ne se pose plus de façon aussi aigue que dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, à la suite de la disparition de l’URSS, elle a réapparu en Ukraine et dans les pays baltes avec les minorités russophones, ainsi que dans le Caucase. Mais elle est incompréhensible pour des Européens qui ont grandi dans un monde où la coïncidence des Etats et des appartenances nationales semble aller de soi.  L’autre grand changement est que la politique étrangère française a perdu son principe organisateur essentiel qui était de se prémunir contre le péril allemand. Une troisième différence est que la France est insérée dans l’Union européenne, un objet politique nouveau, à la fois espace économique commun, alliance politique, et proto-Etat fédéral.

Mais il y a une constante qui a traversé le XXe siècle : la question de l’organisation de « la ceinture des peuples mêlés » (Hannah Arendt), c’est-à-dire de l’équilibre des forces en Europe orientale, ouverte par la disparition des empires en 1917-18. Celle-ci a creusé un gouffre d’instabilité plus ou moins masqué en 1945 par l’expansion de l’empire russe, puis après son effondrement par les élargissements successifs à l’est de l’OTAN et de l’UE. Justifiés à nouveau par le droit des peuples, ceux-ci entraînent l’Europe occidentale vers ce gouffre qu’on avait imaginé refermé en 1991, date de « la fin de l’Histoire » et qui s’est réouvert entre Kiev et Donetsk en 2014.

Avec le recul, on peut dire qu’il ne s’agissait pas en 1939 de mourir pour l’intégrité de la Pologne mais pour la liberté de l’Europe. Peut-on en dire autant aujourd’hui de « Mourir pour Kiev » ?  Certainement pas, les projets de Vladimir Poutine n’ont rien à voir avec ceux de Hitler. Celui-ci avait soif de Lebensraum, d’espace vital, celui-là cherche à fortifier un trop grand espace. S’il ne s’agit pas de ça, alors affirmer une solidarité jusqu’à la mort, prendre le risque d’une confrontation nucléaire, c’est affirmer que l’Ukraine, ou du moins l’Estonie ou la Pologne, parce qu’ils appartiennent à l’Union européenne, sont des parties de notre nation, c’est effectuer ce saut fédéral que, si j’ai bien compris, Elisabeth Lévy récuse. Car on ne doit faire la guerre, envoyer ses enfants sur le champ de bataille, que quand la survie de la nation est en jeu.

Si l’on peut tenir des propos aussi inconséquents c’est parce qu’on croit, dans le fond, que ça ne se produira pas. La perception de la « menace russe » n’a rien de comparable pour les Français, et à juste titre, avec ce qu’était la menace allemande.

Au lieu de sonner le clairon et d’aller chercher des preuves de la menace russe dans des jeux d’influence africains ou dans le nouveau Far-West de l’espace numérique, on ferait mieux de se pencher enfin sérieusement sur les causes des paranoïas croisées est-européennes, l’angoisse de l’invasion russe chez les est-Européens, celle de la menace otanienne chez les Russes. Et, sans agiter les mots ronflants, rechercher un accord de paix durable, c’est-à-dire celui qui offrira la seule véritable garantie : la création d’un système européen d’équilibre des forces et des intérêts intégrant la Russie, comme l’avait proposé, en vain, François Mitterrand en 1991.



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Ancien directeur des instituts français de Pologne et de Géorgie

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